La RDC, où un projet de loi sur la « congolité » est en discussion, risque-t-elle de suivre la même voie que la Côte d’Ivoire, où l’instauration de la notion d’« ivoirité » avait eu de funestes conséquences ?
Le 8 juillet, un projet de loi sur la « congolité » a été déposé au bureau de l’Assemblée nationale de la République démocratique du Congo (RDC) par le député Nsingi Pululu. Ce texte – toujours en examen à l’Assemblée nationale à l’heure où ces lignes sont écrites – vise à interdire à tout citoyen de la RDC ayant un parent étranger d’accéder à la magistrature suprême.
Si cette proposition de loi a provoqué l’inquiétude de la société civile, c’est surtout parce qu’elle a rappelé un autre concept voisin, l’« ivoirité », qui, au cours des dernières décennies, a provoqué des tensions ethno-identitaires et de graves crises politiques en Côte d’Ivoire. En RDC, certains ont vu dans cette manœuvre une tentative d’éliminer un candidat potentiel à l’élection présidentielle prévue en 2023, à savoir le leader du parti « Ensemble pour la République », Moïse Katumbi, de père juif grec et de mère congolaise.
Beaucoup d’observateurs craignent que la RDC, déjà fragilisée par des décennies de conflits armés, ne sombre encore une fois dans des conflits fratricides, ce qui s’était produit en Côte d’Ivoire, quand l’« ivoirité » avait été utilisée pour empêcher l’actuel président du pays, Alassane Dramane Ouattara, de se présenter aux présidentielles de 1995 et 2000.
Comment comprendre l’émergence de ces concepts ? Comment expliquer la concomitance entre leur genèse et la proximité des échéances électorales ? À qui profitent-ils ? Que nous disent-ils des rapports entre droit et politique dans la modernité ?
Des concepts performatifs
Les lois destinées à évincer des personnalités politiques sur la base de critères ethniques finissent toujours par produire la division de la population. Ces divisions, dans des pays qui ont connu des conflits armés et des processus de pacification encore très fragiles, sont d’autant plus dangereuses qu’elles entraînent généralement de fortes vagues migratoires vers les pays limitrophes.
Concernant la Côte d’Ivoire, c’est à l’aune des tensions entre autochtones et allochtones à la fin du « miracle ivoirien » dans les années 1980 qu’il faut analyser la genèse de ces concepts qui prônent une séparation entre « vrais citoyens » et « citoyens de seconde zone ». Ces discours ont surtout participé à désigner une partie de la population comme étant responsable des maux du pays. En effet, après le décès en 1993 de Félix Houphouët-Boigny – président depuis l’indépendance obtenue en 1960 –, la bataille de succession oppose le premier ministre Alassane Dramane Ouattara au président de l’Assemblée nationale Henri Konan Bédié. La rivalité entre les deux protagonistes va tourner à l’avantage de Bédié, la Constitution voulant qu’il devienne président intérimaire en cas de décès du président de la République, et qu’il conserve ce poste jusqu’à la présidentielle suivante, prévue en 1995.
Cette situation engendre une dissension puisqu’une partie du PDCI – le Parti démocratique de la Côte d’Ivoire, qui avait été créé et dirigé jusqu’à sa mort par Félix Houphouët-Boigny, et présidé après son décès et jusqu’à aujourd’hui par Bédié – emmenée par Djeni Kobenan, qui est un proche de Ouattara, fait sécession pour créer en décembre 1994 le Rassemblement des Républicains (RDR). Le motif de la scission portait sur une nouvelle loi votée à l’Assemblée nationale qui exigeait que tout candidat à l’élection présidentielle soit un Ivoirien né sur le sol ivoirien et dont les deux parents sont aussi nés sur le sol ivoirien. Il fallait également ne s’être jamais prévalu d’une autre nationalité autre qu’ivoirienne. Cette loi visait implicitement l’ex-premier ministre Ouattara, accusé d’être d’ascendance burkinabè alors qu’en réalité, il était né à Dimbokoro et que son père était de Kong et sa mère d’Odienné, dans le nord de la Côte d’Ivoire.
Dans le cas de la RDC, la loi sur la « congolité » va directement toucher Moïse Katumbi, allié d’abord de l’ancien président Joseph Kabila jusqu’en 2016 puis de l’actuel président Felix Tshisekedi, jusqu’en 2021. Les proches de ce dernier affirment qu’il ne se trouve pas derrière le projet de loi sur la congolité ; ce qui est sûr, en tout cas, c’est que la promulgation de cette loi lui profiterait certainement car Katumbi est largement présenté comme son principal challenger aux élections de 2023.
Mais bien que le texte sur la « congolité » semble viser principalement un candidat métis, il concerne aussi beaucoup d’autres Congolais. La RDC étant entourée par neuf voisins avec lesquelles elle entretient des relations transfrontalières, il est clair que l’entrée en vigueur de loi sur la congolité affecterait beaucoup de Congolais ayant de la famille dans ces pays voisins (s’il s’agit seulement de la présidentielle pour l’instant ; le risque que l’adoption de la loi entraîne l’ouverture d’une boîte de Pandore est bien réel) et, tout spécialement, ceux qui ont une parenté avec le Rwanda.
Les Congolais rwandophones, parlant le kinyarwanda, et donc d’origine rwandaise, c’est-à-dire dont les ancêtres seraient venus du Rwanda au cours des migrations survenues entre le XIXe siècle et l’indépendance de la RDC en 1960, ont longtemps été stigmatisés, accusés d’être à l’origine des rébellions que l’est de la RDC a connues.
Bien que le terme « congolité » n’ait pas été évoqué auparavant et que c’est la première fois que cette idée semble être utilisée pour éventuellement écarter un adversaire politique, l’évocation de son contenu pour d’autres raisons politiques diverses date de très longtemps. En effet, l’enjeu de la congolité ne portera pas sur la question de la nationalité tout court, mais sur la nationalité d’origine. Elle rappelle de ce fait les conflits qui ont été liés au refus de la nationalité congolaise d’origine à certains rwandophones durant le règne du président Mobutu. On sait très bien combien les lois de 1971 et de 1981 ont été citées par ces rwandophones parmi les mobiles à la base de leur engagement dans la première guerre du Congo qui visait à renverser le régime de Mobutu. On sait aussi combien la remise en question de ces lois lors des pourparlers de paix a permis d’établir les bases de la paix en RDC.
Une ressource politique
Trois leçons au moins peuvent être tirées de l’examen des expériences de l’ivoirité et de la congolité.
Premièrement, la concomitance de leur apparition à l’approche des échéances électorales est liée aux rapports de force politiques. Aussi, l’adhésion d’une partie de la population à ces discours est de nature à accentuer les clivages entre le nord et le sud pour la Côte d’Ivoire et entre l’ouest et l’est pour la RDC, les uns étant considérés comme les vrais nationaux et les autres des intrus. En Côte d’Ivoire, cette division est renforcée par le clivage entre un nord plutôt musulman et un sud chrétien (même si le métissage rend complexe cette dichotomie). En RDC, l’Ouest est souvent et abusivement considéré comme lingalaphone et l’Est comme essentiellement swahiliphone. Tous ces schémas simplificateurs sont largement employés pour légitimer les uns et délégitimer les autres.
Deuxièmement, ces concepts deviennent à un moment donné des ressources politiques qui ont pour rôle non seulement de distraire la population des bilans et programmes des candidats, mais aussi de permettre à certains politiciens d’accéder ou de conserver le pouvoir. Ces lois peuvent souvent être votées par la majorité des représentants de la population, c’est-à-dire de manière démocratique. Dans ce cas, ce n’est pas une quelconque rationalité dictatoriale ou immaturité politique qui est en jeu, comme on l’a souvent trop vite avancé lorsqu’il s’agit des pays africains.
C’est la question du rapport entre le droit et la démocratie qui est sérieusement posée ici. Car, en démocratie, même si c’est l’État de droit qui devrait régner, celui-ci est mis en place par des acteurs politiques mus par des intérêts spécifiques. De ce point de vue, les dimensions identitaires des notions de congolité et l’ivoirité, c’est-à-dire la désignation de ceux qui, selon leurs origines, peuvent ou ne peuvent pas se prévaloir de leur appartenance à la communauté politique, se posent aussi dans plusieurs démocraties occidentales, où les sentiments identitaires et nationalistes ont souvent le vent en poupe.
Troisièmement, le débat sur l’ivoirité et la congolité est porteur d’enseignements importants sur les effets pervers de la nécessité d’une communauté politique. Si celle-ci exige la mise en place des modalités du gouvernement des gens, elle implique aussi une définition claire des membres du groupe, et donc l’exclusion de ceux qui n’y appartiennent pas. Or, notre modernité nous propose l’idée de la majorité pour préserver ces dérives. Mais dans ce cas, la majorité devient aussi un danger pour les minorités, ce qui pose la question cruciale de l’éthique dans la gestion démocratique des peuples. Cette éthique exige de s’imaginer, en démocratie, une politique pour les minorités susceptibles d’être à tout moment exclues par la majorité, quand bien même cela se ferait dans le respect de la légalité. Car, en effet, si une loi discriminatoire parvient à être votée dans le respect des règles établies dans un système politique donné, alors il faut admettre qu’il y a une faille au sein même de ce système.
Aymar Nyenyezi Bisoka, professeur assistant, Université de Mons et Lamine Savané, PhD science politique, ATER, CEPEL (UMR 5112) CNRS, Montpellier, Post-doctorant PAPA, Université de Ségou
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.