Fondateur de la fondation Moleskine, Adama Sanneh tente, avec une équipe de jeunes Africains, d’écrire l’histoire du continent sur Wikipédia. Interview.
Le Journal de l’Afrique : Sur Wikipédia, on trouve plus d’informations sur Paris que sur l’Afrique et, à eux seuls, les Pays-Bas comptent plus d’auteurs que l’ensemble du continent africain. En 2015, une étude de l’université d’Oxford a montré la surreprésentation des pays riches dans l’animation éditoriale de l’encyclopédie. Est-ce la raison pour laquelle le continent est aussi peu traité sur l’encyclopédie participative ?
Adama Sanneh : Il faut d’abord tout remettre les choses dans le contexte. Effectivement, il y a très peu de contenus sur l’Afrique, que ce soit sur le web ou hors ligne. En 1956, une initiative de l’Unesco a encouragé la pratique des langues africaines, Mais de nos jours encore, les Africains ne produisent pas, ou peu, dans leurs propres langues. Eh bien, c’est le même souci sur Wikipédia : on n’écrit pas assez en dialecte africain. Si l’on considère les langues occidentales les plus répandues en Afrique, à savoir l’anglais et le français, celles-ci ne sont pas seulement des langues officielles, mais aussi des langues d’apprentissage. C’est pour cela que nous pensons qu’il faut partir de l’école. Les langues africaines peuvent devenir des langues d’apprentissage. Mais il faut avant tout commencer à enfin écrire sa propre histoire.
Est-ce là l’importance de participer à la rédaction d’articles sur Wikipédia ? Ecrire la véritable Histoire de l’Afrique ?
Premièrement, il n’y a pas de vérité absolue, surtout lorsqu’il s’agit d’Histoire. Wikipédia est un instrument qui permet de multiplier les histoires et qui fait en sorte que chaque histoire ne soit pas unique. Car plusieurs versions existent pour chaque Histoire.
Et comment faites-vous pour multiplier les histoires ?
Alors, technologiquement, Wikipédia est un instrument démocratique. Il reflète la majorité de ses utilisateurs les plus actifs. Cependant, cette encyclopédie reflète également un certain pouvoir établi. C’est ce qu’on appelle le « digital divide » (fracture numérique), et qui profite à la communauté dominante dans la réalité des faits. C’est clair : Wikipédia a un background occidental. Si un utilisateur ne s’y retrouve pas, c’est parce qu’il y a un déséquilibre, Or, ce que nous voulons faire, c’est rétablir cet équilibre. Pour cela, il faut avoir assez de contributeurs. Si l’on veut exercer le contrôle sur l’Histoire, il faut que suffisamment de personnes, avec assez de sources, documentent l’Histoire.
Et si aucune source numérique n’existe ? Car l’Afrique a une tradition orale…
Et bien, cela peut se comprendre aussi. Comme je l’ai dit, le mécanisme de Wikipédia est fait ainsi. Et Wikipédia est contrôlé par des Occidentaux. Lorsqu’on écrit l’Histoire de son voisin, par exemple, on ne peut recourir qu’à des témoignages. Néanmoins, lorsqu’on écrit l’Histoire d’un pays, il faut se montrer consistant et fluide. C’est là que « l’averaging technology » de Wikipédia entre en jeu, et c’est là l’importance de multiplier les sources et les contributeurs. Cela n’empêche que Wikipédia ne prendra pas facilement au sérieux un journal local. Sauf qu’en juger n’est pas le rôle du contributeur. Il ne faut pas non plus oublier l’importance du fait que chaque peuple écrive son histoire dans sa propre langue. Pour de nombreux Africains, les dialectes sont largement plus accessibles que l’anglais.
Mais n’est-ce pas aussi une façon de manipuler l’Histoire ? Les régimes dictatoriaux ne peuvent-ils pas s’emparer de Wikipédia pour faire leur propagande ? Le manque de contrôle de Wikipédia sur les langues africaines peut aussi avoir de mauvais côtés.
Notre rôle est de créer la pensée critique, d’encourager et de guider. Il faut que les jeunes passent de consommateurs passifs à producteurs actifs. Comme je l’ai dit, Wikipédia reste un instrument. Et comme tout instrument, il peut être utilisé à bon ou mauvais escient. Le risque théorique existe toujours, peu importe la langue, d’ailleurs. Qui parmi nous pourrait se vanter d’avoir appris la vraie Histoire ? Presque personne. Notre but est d’aider les jeunes en leur donnant les instruments pour perpétuer une certaine version de l’Histoire, afin que la version produite par une personne qui aurait de mauvaises intentions ne soit pas la version prédominante.
La fondation Moleskine œuvre en ce sens ?
Au sein de la fondation Moleskine, nous cherchons avant tout à débloquer le potentiel des jeunes, On voudrait libérer leur créativité. Et je ne parle pas de créativité artistique, je parle d’une volonté de faire, d’une façon d’exister, de pouvoir critiquer systématiquement, d’installer ce mode de réflexion qui augmente les connaissances et crée de nouveaux espaces où la jeunesse peut exister. Nous cherchons à les inspirer pour qu’ils deviennent ceux qui font, pas ceux qui subissent.