Alors que les forces tigréennes sont aux portes d’Addis-Abeba, il y a des risques que la guerre civile en Éthiopie embrase toute la région.
La guerre civile, qui dure depuis un an en Éthiopie, s’est intensifiée d’un cran la semaine dernière, alors que le premier ministre Abiy Ahmed a annoncé son intention de rejoindre lui-même le front pour mater les insurgés tigréens. Lauréat du prix Nobel de la paix en 2019, il a appelé les Éthiopiens à « repousser et enterrer les terroristes du Front de Libération Populaire du Tigré » (FLPT).
Le Canada, tout comme d’autres pays, a exhorté ses ressortissants à quitter l’Éthiopie.
Ce conflit aurait jusqu’ici fait plusieurs milliers de morts et 2 millions de déplacés. Un demi-million de personnes seraient menacées par la famine, tandis que se multiplient les signes avant-coureurs d’une épuration ethnique.
Le conflit armé a éclaté en novembre 2020 lorsque le gouvernement éthiopien a envoyé l’armée fédérale au Tigré. Les autorités régionales y avaient alors organisé des élections initialement reportées par le pouvoir central. Depuis, le FLPT a repris le contrôle de la majeure partie du territoire et continue à avancer sur les autres régions du pays.
Les Forces de Défense Tigréenne (FDT) — affiliées au FLPT — ont récemment enregistré d’importantes victoires militaires dans les provinces Amhara et Afar, au sud du Tigré. Elles se rapprochent donc inexorablement de la capitale, Addis-Abeba.
En tant que doctorant en science politique, je m’intéresse aux questions de sécurité dans la Corne de l’Afrique. Aujourd’hui, tous les observateurs se demandent si les forces tigréennes iront jusqu’aux portes de la capitale pour destituer Abiy Ahmed. Il convient donc d’examiner les risques que ce conflit dévastateur fait peser sur la région.
La question tigréenne
Les Tigréens ne constituent que 6 à 7 % de la population. Ils sont pourtant arrivés au pouvoir en Éthiopie au début des années 1990. Ils y ont instauré une structure ethnofédéraliste censée laisser un certain degré d’autonomie aux différentes ethnies qui composent le pays.
Depuis son arrivée au poste de premier ministre en 2018, Abiy Ahmed s’oppose à ce cadre institutionnel. Il milite pour un pouvoir central fort et s’efforce de marginaliser les Tigréens.
Quand la guerre a éclaté il y a un an, les forces de défense nationale éthiopiennes sont d’abord parvenues à mettre en déroute celles des insurgés. Mais au cours du printemps dernier, les FDT ont repris le contrôle du Tigré, y compris de sa capitale Mekele.
Assiégés depuis lors par les troupes progouvernementales, les FDT — confortées par leurs gains territoriaux au Tigré — ont décidé de poursuivre leur offensive plus au sud dans les régions Amhara et Afar. Elles essaient notamment de s’emparer du corridor de Djibouti par lequel transitent près de 95 % des importations et exportations éthiopiennes.
Tensions avec le Soudan
Déjà en décembre 2020, l’armée soudanaise a profité de la situation pour se rendre maître d’Al-Fashaga, un territoire frontalier fertile disputé depuis longtemps. Situé au nord-ouest du pays, les forces éthiopiennes y ont mené une riposte au bilan meurtrier. Malgré les appels de la communauté internationale à la désescalade, la situation reste aujourd’hui très tendue.
En août dernier, le Soudan a rappelé son ambassadeur en poste à Addis-Abeba, la deuxième fois cette année.
Les autorités éthiopiennes se sont également plaintes de l’utilisation des camps de réfugiés tigréens comme bases-arrières par les insurgés. Ces derniers pourraient d’ailleurs contourner le siège des forces progouvernementales en reprenant le contrôle de la zone frontalière avec le Soudan. Dans ce cas, Addis-Abeba pourrait voir Khartoum comme un véritable soutien à l’insurrection, ce qui entamerait encore un peu plus leurs relations.
Le Barrage de la Renaissance
Il faut rappeler que la situation se dégrade sur fond de conflit au sujet de l’immense barrage éthiopien construit sur le Nil. Ce projet menace en effet la sécurité alimentaire du Soudan et de l’Égypte. Aucun de ces deux pays n’est parvenu à s’entendre avec le gouvernement éthiopien, dont la rhétorique nationaliste depuis le début du conflit au Tigré amenuise davantage les chances de compromis. Le Caire et Khartoum n’excluent pas d’avoir recours à la force.
Le coup d’État militaire du 25 octobre au Soudan ne devrait pas changer la position des autorités sur ces enjeux. Elle pourrait d’ailleurs se durcir à mesure que le général Abdel Fattah Al-Burhan, l’homme fort du pays, s’efforce de consolider son pouvoir.
La paix conclue avec l’Érythrée menacée
En cas de chute du régime, l’accord de paix de 2018 entre l’Éthiopie et l’Érythrée pourrait être remis en cause. Les Tigréens, aux commandes à Addis-Abeba de 1991 à 2018, ont longtemps combattu l’Érythrée, jusqu’à ce qu’ils soient écartés du pouvoir par Abiy Ahmed.
Très impliquées aux côtés des forces progouvernementales contre l’insurrection jusqu’à l’été dernier, les forces érythréennes se sont rendues coupables de graves exactions. Elles se sont néanmoins progressivement retirées plus au nord après que les FDT ont récupéré le contrôle de la quasi-intégralité du Tigré.
Menace d’une instabilité accrue en Somalie
La Somalie souffre déjà d’une situation politique et sécuritaire compliquée que la guerre en Éthiopie pourrait aggraver.
Pour faire face à l’insurrection tigréenne, Abiy Ahmed pourrait décider de rapatrier une partie du contingent éthiopien de la Mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM). Cela aurait sans doute pour conséquence de rendre plus complexe la lutte contre le groupe terroriste Al-Shabaab qui contrôle une portion importante du pays.
Alors que l’armée nationale somalienne peine à se reconstruire, l’ONU a également rapporté que des milliers de soldats somaliens, entraînés en Érythrée, auraient combattu au Tigré.
Coopération sécuritaire moindre avec le Somaliland
Considéré comme un partenaire fiable dans la lutte contre le terrorisme, le Somaliland (situé au nord-ouest de la Somalie) a longtemps joui d’un partenariat privilégié avec l’Éthiopie depuis son indépendance autoproclamée, mais non-reconnue en 1991.
Toutefois, la proximité d’Abiy Ahmed avec le pouvoir central somalien depuis 2018 a réduit le niveau de coopération avec le Somaliland. La guerre au Tigré l’a diminué davantage, notamment sur le plan sécuritaire.
Selon certaines sources, ce conflit aurait déjà eu pour conséquence d’amplifier le trafic d’armes transitant par cet État de facto. Une partie d’entre elles, destinée à alimenter la guerre, aurait été détournée au profit de groupes terroristes.
Impuissance de la « communauté internationale »
Tandis que des exactions ont été commises de toutes parts, le gouvernement d’Abiy Ahmed semble particulièrement résolu à utiliser tous les moyens possibles pour « écraser » l’insurrection tigréenne, quitte à se rendre coupable de génocide.
Malgré les sanctions économiques et les tentatives de dialogue notamment initiées par Jeffrey Feltman, l’envoyé spécial américain pour la Corne de l’Afrique, le régime éthiopien reste déterminé.
Alors que la répression contre les Tigréens suspectés de liens avec l’insurrection semble s’intensifier, notamment à Addis-Abeba et dans la région Amhara, les efforts de la communauté internationale — y compris de l’Union africaine — semblent plus que jamais dans l’impasse.
On peut donc craindre un embrasement généralisé du pays. Une aggravation du conflit pourrait mener un nombre considérable d’Éthiopiens à fuir vers les pays voisins, déjà en proie à d’importantes difficultés économiques et politiques.
Brendon Novel, Candidat au doctorat en science politique, Université de Montréal
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.