Entre le devoir d’informer et le silence imposé par des parents, annoncer leur maladie aux enfants et adolescents vivant avec le VIH est un dilemme persistant pour les soignants au Sénégal en 2021.
L’annonce de la maladie aux enfants vivant avec le VIH constitue une étape cardinale dans leur prise en charge médicale et sociale. Au-delà du seul droit des enfants à l’information, l’annonce de sa maladie à un enfant contribue à faire de lui un acteur de ses soins, et se traduit le plus souvent par une meilleure adhésion au suivi thérapeutique, à l’observance des traitements, et donc au succès de sa prise en charge.
Dans le vocabulaire des acteurs du VIH, le terme « annonce » désigne le processus qui consiste à transmettre à l’enfant un ensemble d’informations permettant la désignation précise de l’agent infectieux (le VIH) et les liens entre le VIH et la maladie sida, puis de l’explication du caractère chronique de sa maladie et la nécessité d’un traitement médicamenteux à vie.
L’annonce de la maladie aux enfants, un processus progressif
L’annonce est un processus progressif qui s’étend sur une période plus ou moins longue, en fonction de l’âge de l’enfant. Les experts s’accordent à dire que le processus peut être initié vers l’âge de 7 ou 8 ans, pour conduire à une annonce totale avant 12 ans ; il est également souhaitable que l’enfant soit informé de l’origine de sa maladie.
L’annonce doit conduire à un suivi immédiat, poursuivi à moyen et long terme, des effets psychologiques de cette information, au fur et à mesure du développement de l’enfant et de l’évolution de sa perception de la maladie.
Pour les parents ou les tuteurs, annoncer à un enfant que sa maladie est due au VIH est un moment délicat et difficile. Informer l’enfant sur l’origine de sa maladie revient le plus souvent à lui révéler que sa mère et/ou son père sont – ou étaient lorsqu’ils sont décédés – également infectés par le VIH.
La plupart des parents craignent que l’enfant ne colporte sans discernement cette information dans l’entourage et le voisinage alors qu’eux-mêmes l’ont généralement gardée secrète. Ils redoutent en effet la stigmatisation familiale et sociale en cas de divulgation de la maladie et diffèrent le moment de l’annonce, estimant l’enfant toujours trop jeune pour être informé.
En 2011, l’OMS a développé des recommandations sur l’annonce du statut sérologique aux enfants âgés de plus de 12 ans. Au Sénégal, des travaux en anthropologie menés à partir de 2013 à Dakar (projet Yëgel) ont contribué à la réalisation d’un manuel de bonnes pratiques, qui a servi de base à un corpus de formations destinées aux professionnels de santé.
Ce guide propose, à côté du processus progressif d’annonce de la maladie aux enfants, la tenue de « groupes de parents/tuteurs » destinés à confronter leurs inquiétudes mais aussi à témoigner des conséquences positives pour les familles au sein desquelles les annonces ont été réalisées.
Au Sénégal où environ 39 000 personnes, dont près de 4 000 enfants, vivent avec le VIH, l’application de ces recommandations reste inégale, notamment en contexte décentralisé. Une enquête nationale réalisée en 2015 sur l’ensemble du territoire, hors Dakar, avait montré que seulement 14 % des enfants vivant avec le VIH et âgés de 8 ans et plus étaient engagés dans un processus d’annonce.
Les difficultés persistantes de l’annonce en contexte décentralisé
Dans les régions hors de Dakar, la plupart des acteurs de santé déclarent avoir reçu des formations à l’annonce de la maladie au cours des cinq dernières années. Dans les hôpitaux régionaux et certains centres de santé, les soignants disent appliquer les processus d’annonce aux adolescents selon les méthodes apprises et accompagner leurs parents.
Néanmoins, dans plusieurs sites de prise en charge, en particulier dans les centres de santé excentrés, les professionnels de santé reconnaissent que certains adolescents, âgés de plus de 16 ans, ne sont toujours pas informés de leur maladie.
Les raisons sont multiples : la difficulté qu’éprouvent les acteurs sociaux à appliquer les enseignements reçus ; l’espacement des visites des adolescents, certains parents venant seuls récupérer les médicaments de la famille ; et, principalement, les réticences des parents/tuteurs.
Les raisons évoquées par les parents sont toujours les mêmes : la volonté de « protéger l’enfant » contre les risques de stigmatisation, la crainte de le blesser et de déstabiliser l’équilibre familial.
C’est ainsi le cas pour Amadou, âgé de 18 ans et dont la mère est décédée du VIH (le prénom est fictif et l’histoire reconstruite pour garantir l’anonymat). Il est élevé par son père, Youssouf, un cultivateur de 50 ans, qui vit avec deux autres épouses et leurs enfants. Youssouf n’a informé personne de la maladie de son fils et s’oppose vigoureusement à toutes les tentatives de l’équipe sociale du centre de santé pour initier le processus d’annonce.
« Je ne laisserai personne lui parler directement de sa maladie. Je ne suis pas d’accord pour qu’on l’informe actuellement. C’est la raison pour laquelle j’avais appelé l’assistante sociale l’autre jour pour lui dire que je ne veux pas qu’on informe Amadou de son statut. Tôt ou tard, il sera au courant de tout ce qui lui arrive. Maintenant, il devient de plus en plus intelligent, un jour viendra où il saura ce qui lui arrive, quand il sera plus mature. »
Les professionnels de santé ont vu grandir Amadou et souhaitent depuis longtemps démarrer le processus d’annonce, mais ne veulent pas s’opposer frontalement à son père.
« En fait, le papa ne veut pas qu’on informe son fils. Il m’appelle à chaque fois pour me dire qu’il ne veut pas qu’on informe son fils. Et là, ça pose problème parce qu’Amadou est un grand garçon, il doit savoir ce qui se passe. Mais si vous insistez, il y aura des problèmes. On risque de le perdre également, que le père arrête d’amener son fils à la consultation. Il faut y aller doucement. »
Ne pas savoir : des risques pour la santé et l’avenir
Du côté des jeunes adultes, l’annonce de la maladie est un enjeu important : ils débutent leur vie sexuelle et doivent être informés pour se protéger et protéger leurs partenaires, notamment avant qu’ils ne quittent la famille pour le travail ou les études. Dans la perspective du mariage il est important qu’ils (et elles) puissent maîtriser la communication sur la maladie dans le couple et éviter la contamination des enfants.
Ainsi, Ibrahima a passé son enfance dans un village et était suivi dans un hôpital régional (le prénom est fictif et l’histoire reconstruite). Sa mère s’opposait à ce qu’il soit informé de sa maladie, car elle craignait le choc de l’annonce et les répercussions sur son moral et ses résultats scolaires.
Alors que l’équipe sociale essayait de la convaincre de la nécessité d’expliquer sa maladie à Ibrahima, l’adolescent a brusquement cessé de venir à l’hôpital. D’après les informations que l’équipe soignante a pu recueillir, Ibrahima vit à présent à Dakar, où il est inscrit à l’université. Cette situation pose problème : Ibrahima ignore-t-il toujours son statut sérologique ou a-t-il trouvé l’information par ailleurs ? De quelles informations dispose-t-il ? Est-il suivi médicalement, prend-il toujours son traitement ?
À Dakar, Ibrahima a probablement accès à de nombreuses sources d’informations. À l’heure des réseaux sociaux, les adolescents qui disposent d’un smartphone peuvent aisément remonter la piste de leur maladie, notamment à partir du nom des médicaments.
Au Sénégal, il existe des situations très variées, entre les adolescents « connectés » et d’autres qui, vivant dans des familles rurales, aux ressources modestes, et n’ont pas accès à ces informations.
L’enjeu d’une annonce complète réalisée ou appuyée par le service social des sites de prise en charge est aussi de donner aux jeunes patients des informations exhaustives qui leur permettent de comprendre leur traitement et d’être acteurs de leurs soins.
Les professionnels de santé constatent que les jeunes non informés sont plus enclins à interrompre leur traitement, ce qui conduit à des situations d’échec thérapeutique. Pour certains adolescents, l’arrêt du traitement constitue un moyen de pression sur les adultes pour les contraindre à communiquer sur leur maladie, dont ils perçoivent peu à peu le secret qui l’entoure, non sans anxiété.
Dans notre étude, seul un tiers des adolescents non informés étaient en succès thérapeutique (c’est-à-dire que leur traitement était efficace). Chez ceux qui avaient bénéficié du processus d’annonce, les deux tiers avaient une charge virale indétectable, attestant du succès de la thérapie. Certes, les causes d’échec thérapeutique sont multifactorielles et correspondent à une diversité de situations. Néanmoins, il est connu que l’adhésion au traitement ARV est l’un des déterminants de l’observance (c’est-à-dire du suivi des traitements conformément aux prescriptions médicales).
Le dilemme moral des soignants
Confrontés au refus des parents ou des tuteurs d’informer un jeune adulte majeur, la plupart des professionnels de santé ont le sentiment de faire face à un dilemme moral : doivent-ils respecter l’injonction des parents qui leur demandent de ne pas informer « l’enfant », ou bien considérer que face à un individu juridiquement majeur il est de leur devoir de l’informer, sans tenir compte de l’avis parental ? Le plus souvent ils choisissent de développer une approche compréhensive pour conduire les parents à accepter d’informer « l’enfant ».
En contexte urbain, l’organisation des réunions de parents peut permettre aux soignants ou aux membres d’associations de préparer la famille à l’annonce et d’apaiser les craintes.
Ces préparations collectives sont difficilement reproductibles dans des villages où il n’y a parfois que trois ou quatre enfants suivis, où tout le monde se connaît et où la principale préoccupation des parents est le secret le plus absolu sur leur statut sérologique.
Les acteurs de santé entretiennent alors un dialogue au fil des visites en essayant de convaincre les parents réticents – mais prolongent de ce fait la situation d’ignorance dans laquelle se trouvent ces jeunes.
L’information du jeune adulte doit être privilégiée. Face à des risques de divulgation – involontaire ou au travers des réseaux sociaux – d’abandon de traitement ou de départ de la famille pour des études ou du travail, la responsabilité de tous est engagée.
L’accès des jeunes adultes à une information complète sur leur maladie prime, pour qu’ils puissent maîtriser leur traitement, gérer leur santé et leur avenir. Entre le devoir d’informer et la volonté de prévenir les conflits avec les parents, la médiation reste la voie à privilégier pour surmonter le dilemme des soignants.
Cet article est issu de l’étude « L’échec thérapeutique chez les enfants et adolescents vivant avec le VIH en contexte décentralisé au Sénégal, approche anthropologique » (ETEA-VIH, ANRS 12421) réalisée par l’équipe de recherche : Alioune Diagne, Halimatou Diallo, Maimouna Diop, Seynabou Diop, Fatoumata Hane, Ndeye Sow, Bernard Taverne.Ngone Have, Oumou Kantom Fall, Ndeye Bineta Ndiaye Coulibaly, Gabrièle Laborde-Balen, Khoudia.
Gabriele Laborde-Balen, Anthropologue, Centre Régional de Recherche et de Formation à la prise en charge Clinique de Fann (CRCF, Dakar), Institut de recherche pour le développement (IRD); Bernard Taverne, Anthropologue, médecin, Institut de recherche pour le développement (IRD), and Khoudia Sow, Chercheuse en anthropologie de la santé (CRCF)/TransVIHMI, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.