Au début des années 1940, l’Afrique du Nord a été aux mains de la France de Vichy, de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie. Une période tragique et douloureuse pour les populations locales.
Il y a un peu plus de quatre-vingt ans, en novembre 1942, les nazis occupaient la Tunisie. Pendant les six mois qui suivirent, les Juifs et les musulmans tunisiens furent soumis au règne de terreur du Troisième Reich, ainsi qu’à sa législation antisémite et raciste. Les habitants vivaient dans la peur – « sous la botte des nazis », comme l’a écrit l’avocat juif tunisien Paul Ghez dans son Journal pendant l’occupation.
Nous sommes respectivement historienne et anthropologue. Ensemble, nous avons passé une décennie à rassembler les voix de diverses personnes qui ont enduré la Seconde Guerre mondiale en Afrique du Nord, par-delà leur confession, leur classe sociale, leur langue et leur région d’origine. Leurs lettres, leurs journaux intimes, leurs Mémoires, leurs poèmes et leur histoire orale expriment à la fois l’espoir et la détresse. Ils se percevaient comme étant piégés par la machine déchaînée du nazisme, de l’occupation, de la violence et du racisme.
Quand la plupart des Européens pensent au cauchemar de la guerre ou de l’Holocauste, ils pensent avant tout aux événements survenus sur le continent européen. Mais l’Afrique du Nord n’a pas été épargnée par ce déferlement de haine et de violence.
L’Afrique du Nord aux mains des régimes d’Hitler, de Mussolini et de Pétain
L’histoire des Juifs installés en Afrique du Nord commence dès le VIe siècle avant J.-C., après la destruction du premier temple de Jérusalem. Une autre vague importante d’immigrants a suivi l’Inquisition espagnole. Au début de la Seconde Guerre mondiale, une population juive nord-africaine variée d’environ 500 000 personnes coexistait avec les voisins musulmans.
Ces Juifs d’Afrique du Nord parlaient de nombreuses langues, reflétant leurs différentes cultures et appartenances : l’arabe, le français, le tamazight – langue berbère – et le haketia, une forme de judéo-espagnol parlé dans le nord du Maroc. Alors qu’un grand nombre de Juifs d’Afrique du Nord, en particulier en Algérie, bénéficiaient des privilèges de la citoyenneté française et d’autres nationalités occidentales, la majorité restait soumise aux autorités locales.
Mais au cours de la Seconde Guerre mondiale, les Juifs détenteurs de la citoyenneté française en ont été déchus. Trois puissances européennes ont gouverné tout ou partie de l’Afrique du Nord pendant la guerre, toutes trois avec une immense brutalité : la France de Vichy, l’Italie mussolinienne et l’Allemagne nazie.
Le Maroc, l’Algérie et la Tunisie furent pendant la majeure partie du conflit dominés par la France de Vichy. Toutes les lois et politiques antisémites et racistes que le régime de Vichy a imposées à la France métropolitaine ont été étendues aux colonies françaises d’Afrique du Nord et de l’Ouest, expulsant les Juifs de leurs emplois, les privant de la citoyenneté – s’ils la possédaient – et saisissant les propriétés, les entreprises et les actifs appartenant à des Juifs.
Le régime de Vichy a également poursuivi les politiques racistes initiées par la IIIᵉ République, en imposant le service militaire aux jeunes Noirs des colonies, et en les exposant aux avant-postes les plus dangereux en temps de guerre : après l’occupation allemande de la France, de nombreux tirailleurs sont emprisonnés par les nazis. Beaucoup ont été libérés et remis aux autorités de Vichy qui les ont utilisés pour contrôler la population indigène dans les colonies nord-africaines et les camps d’Afrique du Nord. Ces recrues forcées venaient du Sénégal, de Guinée française, de Côte d’Ivoire, du Niger et de Mauritanie, des territoires français du Bénin, de la Gambie et du Burkina Faso d’aujourd’hui. Il y avait également parmi eux des musulmans du Maroc et d’Algérie.
Ainsi, en ces temps de guerre, les Français menèrent une campagne anti-musulmane et anti-noire, associant des formes de haine raciale de l’ère coloniale à l’antisémitisme. Celui-ci avait des racines profondes dans l’histoire française et coloniale, mais trouva une nouvelle vigueur avec le nazisme.
La politique antisémite et anti-Noirs était également une composante de la politique du gouvernement fasciste de Benito Mussolini, qui a régné sur la Libye pendant la guerre. L’Italie a d’abord testé sa politique raciste dans ses colonies d’Afrique orientale, en séparant les populations locales noires des colons italiens. Le régime de Mussolini a ensuite adapté cette politique de haine raciale en Libye, où il a chassé les Juifs de la vie active et de l’économie, saisi les biens de milliers de personnes et les a déportées vers des camps de travail et d’internement. Des Juifs – enfants, femmes et hommes – sont morts de faim, de maladie, et des suites de privations et du travail forcé.
Des camps en terre africaine
L’Allemagne nazie a occupé la Tunisie de novembre 1942 à mai 1943. Pendant cette période, les SS – le corps d’élite du régime nazi – ont emprisonné quelque 5 000 Juifs dans environ 40 camps de travaux forcés et de détention sur le front et dans des villes comme Tunis. Les troupes allemandes ont également terrorisé les filles et les femmes musulmanes et juives restées sur place.
Le Troisième Reich n’a pas déporté des Juifs d’Afrique du Nord vers ses camps de la mort en Europe de l’Est, mais des centaines de Juifs d’origine nord-africaine et certains musulmans qui vivaient en France ont connu ce sort. Ils furent déportés d’abord au camp d’internement de Drancy, aux portes de Paris, puis envoyés de là dans des camps de concentration et de la mort. Beaucoup sont morts à Auschwitz.
Il y avait aussi des camps en Afrique du Nord et en Afrique de l’Ouest. En plus des centres ouverts par les fascistes italiens en Libye, la France de Vichy et l’Allemagne nazie ont établi des camps pénitentiaires, des camps de détention et des camps de travail.
Le régime de Vichy a construit à lui seul près de 70 camps de ce type au Sahara, insufflant une nouvelle vie au vieux projet colonial consistant à construire un chemin de fer transsaharien pour relier les côtes atlantique et méditerranéenne. Le régime de Vichy y voyait notamment un moyen d’envoyer un certain nombre de soldats sénégalais assurer la sécurité des camps sahariens de travaux forcés.
Dans ces camps, comme dans les camps nazis d’Europe de l’Est, la logique raciste complexe du nazisme et du fascisme s’est illustrée de manière très concrète. Les musulmans arrêtés pour activités anticoloniales ont été contraints à un travail épuisant aux côtés de Juifs et de chrétiens qui avaient fui l’Europe déchirée par la guerre avant d’être arrêtés en Afrique du Nord.
Ces hommes ont partagé le pain avec d’autres travailleurs forcés du monde entier, y compris des combattants qui s’étaient portés volontaires aux côtés de l’armée républicaine espagnole pendant la guerre civile. Ces Ukrainiens, Américains, Allemands, Juifs russes et autres avaient été arrêtés, déportés et emprisonnés par le régime de Vichy après avoir fui l’Espagne de Franco. Il y avait aussi des opposants politiques du régime de Vichy et du régime nazi, dont des socialistes, des communistes, des syndicalistes et des nationalistes maghrébins. Des enfants et des femmes ont également été emprisonnés.
Parmi ces prisonniers, beaucoup étaient des réfugiés ayant fui l’Europe, que ce soit en raison de leur judéité ou parce qu’ils étaient des adversaires politiques du Troisième Reich. Les détenus étaient encadrés par des soldats français de Vichy ainsi que par des autochtones marocains et des Sénégalais recrutés de force, qui n’étaient souvent guère plus que des prisonniers eux-mêmes. Parfois, les prisonniers du camp interagissaient avec les populations locales : musulmans sahariens et juifs qui leur fournissaient des soins médicaux, des lieux de sépulture, de la nourriture et du sexe contre de l’argent.
Le nazisme en Europe reposait sur une matrice complexe d’idées racistes, eugénistes et nationalistes. La guerre – et l’Holocauste – apparaît encore plus complexe lorsque l’on prend en compte la logique raciste et violente des événements survenus alors en Afrique du Nord.
Sarah Abrevaya Stein, Professor of History, University of California, Los Angeles and Aomar Boum, Professor of Anthropology, University of California, Los Angeles
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.