Avec le dernier coup d’État au Burkina Faso, les décideurs politiques ouest-africains, français et américains sont à la croisée des chemins. Analyse.
Le dernier coup d’État au Burkina Faso est le quatrième perpétré en Afrique, dans la région sahélienne, en moins de 18 mois. Les trois autres ont eu lieu en août 2020 au Mali, en avril 2021 au Tchad, et le « coup d’État dans un coup d’État » au Mali en mai dernier.
Pourtant, les dirigeants européens et américains semblent actuellement plus préoccupés par la présence de mercenaires du Groupe Wagner, qui a des liens avec la Russie, que par les problèmes politiques fondamentaux de la région.
Tous ces coups d’État illustrent les risques liés à la priorisation de la lutte contre le terrorisme (et de la concurrence avec la Russie) par les acteurs régionaux et internationaux qui ignorent par la même occasion les autres signaux s’alerte. Il s’agit notamment d’élections faussées par une faible participation, des dirigeants déconnectés et de musèlement de la liberté d’expression.
À cela s’ajoutent une pauvreté extrême (observée bien avant la crise actuelle) et des niveaux étonnants de déplacements internes, ainsi qu’une trop grande importance accordée à la lutte contre le terrorisme.
Le coup d’État au Burkina Faso a fait l’objet de réunions urgentes de coordination régionale et d’un sommet virtuel d’urgence de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest le 28 janvier, qui a décidé de suspendre ce pays.
J’ai étudié l’islam et la politique en Afrique du Nord-Ouest au cours des seize dernières années, en me concentrant sur les 20ème et 21ème siècles. Mon livre le plus récent, Jihadists of North Africa and the Sahel: Local Politics and Rebel Groups (Djihadistes d’Afrique du Nord et du Sahel : politiques locales et groupes rebelles), s’appuie sur des études de cas réalisées en Algérie, en Libye, au Mali, au Niger, au Burkina Faso et en Mauritanie, qui permettent d’examiner les mouvements djihadistes de l’intérieur, en dévoilant leurs activités et leurs luttes internes au cours des trois dernières décennies.
A mon avis avec ce dernier coup d’État, les décideurs politiques ouest-africains, les décideurs politiques ouest-africains, français et américains sont à la croisée des chemins. Ils peuvent décider de laisser passer le coup d’État et confirmer de facto la domination militaire dans tout le Sahel ou alors tracer une ligne rouge et exiger le retour à l’ordre constitutionnel.
De la révolution à l’échec
Le renversement du président du Burkina Faso, Roch Kaboré, a notamment été précédé à l’échelon national par une série de coups d’État remontant à 1966. Dans les tumultueuses années 1980, le grand vainqueur a été un dictateur militaire nommé Blaise Compaoré qui a fermé la porte à la promesse révolutionnaire de Thomas Sankara, son prédecesseur, qui n’est pas un homme parfait mais n’en demuere pas moins admirable, en se déclarant de fait président à vie. Compaoré a été renversé par une révolution populaire en 2014.
La révolution a survécu à son premier défi majeur – une tentative de coup d’État préparée en 2015 par des loyalistes de Compaoré ; par la suite, elle a échoué grâce à Kaboré qui a été élu en 2015 et réélu en 2020. Ce dernier, qui était proche de Compaoré jusqu’au début des années 2010, a rejoint l’opposition tardivement et s’est révélé être un piètre porte-parole des aspirations de la révolution menée par les jeunes.
Les alternatives classiques ne valaient guère mieux. En 2015 comme en 2020, les candidats finalistes étaient des politiciens liés à Compaoré, dont l’ancien ministre des Finances, Zéphirin Diabré. Au cours de ses premier et deuxième mandats, Kaboré s’est laissé porter par le courant sans avoir un véritable programme.
Pendant ce temps, la sécurité a régressé dans une grande partie du pays. L’explication facile – beaucoup trop facile – parfois donnée est que Compaoré avait signé un accord officieux avec les djihadistes basés au Mali et au-delà, ce qui aurait apparemment mis le Burkina Faso à l’abri de leurs attaques. Cependant, après sa chute, selon la rumeur, les djihadistes se seraient amassées dans le pays.
Une autre explication simpliste consiste à dire que les djihadistes ouest-africains, aux poches pleines d’argent et possédant un savoir-faire tactique provenant de l’étranger, sont des maîtres à penser en matière de stratégie, qui écrasent tout sur leur passage dans toute la région.
La réalité est nettement plus complexe : les djihadistes sahéliens ont connu des hauts et des bas, et il a fallu la convergence de nombreux facteurs – au-delà de la chute de Compaoré ou de la perspicacité stratégique des djihadistes – pour faire du centre du Sahel l’une des pires zones de conflit au monde.
Dans le centre du Mali, une nouvelle vague de mobilisation djihadiste, qui a débuté en 2015, s’est formée sur d’anciens griefs liés à un accès inéquitable à la terre, à des hiérarchies sociales figées et aux réactions brutales et irréfléchies des forces de sécurité maliennes.
De l’autre côté de la frontière, dans le nord du Burkina Faso, des évolutions similaires sont apparues en 2016, avec comme point de départ les des griefs très axés sur les aspects locaux, l’échange de personnel et d’idées à travers la frontière Mali-Burkina Faso, et la détérioration de la situation dans toute la sous-région.
Corruption de l’armée et coups d’état militaires
Alors que la crise malienne se transformait en crise sahélienne, les militaires de la région ont été simultanément et collectivement poussés à obtenir plus de résultats, autrement dit, à tuer plus de djihadistes. Les éléments de langage condescendant de Paris, Washington et de Bruxelles à propos des « partenariats » et des «formations» cachent à peine leur mépris. Des troupes terrestres, des hélicoptères et des drones européens et même américains sillonnent la région, laissant les armées sahéliennes jouer les seconds rôles ou les court-circuitant complètement.
Les litanies sur la « bonne gouvernance » dénoncent la corruption en termes génériques, mais portent rarement sur des responsables spécifiques, ce qui fait que les militaires et les civils ont peu de comptes à rendre. Les scandales liés à la corruption dans l’armée sont régulièrement mis sous le boisseau ont été régulièrement balayés de la main comme, entre autres, celui du Niger – maintenant le prochain pays où les craintes de coup d’État s’intensifient.
Pendant ce temps, les forces de sécurité sahéliennes subissent des pertes occasionnées par des ennemis qui se fondent dans la campagne, ce qui fait que les soldats et les gendarmes ont peur et ont le gâchette facile contre les civils, aggravant ainsi l’insécurité.
En raison de toute cette dynamique, les colonels – les principaux artisans des récents coups d’État – sont pris en étau entre des présidents inefficaces, des généraux complaisants et leurs propres troupes mécontentes. Les élections n’apportent aucun changement substantiel, les principaux leaders de l’opposition proposent de vagues alternatives et des manifestations massives éclatent périodiquement dans les capitales sahéliennes pour exiger une alternative à un statu quo désastreux.
On peut comprendre la réaction des colonels et la raison pour laquelle de nombreux civils soutiennent souvent les coups d’État dans un premier temps. Toutefois, ceux-ci aggravent la situation globale en superposant de nouvelles crises politiques aux crises existantes découlant de l’insécurité, des urgences humanitaires et de l’incapacité des politiciens civils à résoudre les problèmes fondamentaux.
Fixer les limites à ne pas franchir
La réaction de la France, des États-Unis et de la CEDEAO face à la dernière série de coups d’État au Sahel et en Afrique de l’Ouest a été de les dénoncer tout en l’acceptant discrètement comme un fait acompli.
Une « réalité politique » s’installe dès l’instant où le dirigeant évincé accepte à contrecœur de démissionner sous la contrainte, décrétant de ce fait que de tels dirigeants ne reviendront jamais au pouvoir. La « communauté internationale », avec la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest comme principal négociateur, marchande alors avec chaque junte sur les paramètres d’une transition vers un retour à un régime civil.
À cause de ce modèle d’approche, la diplomatie régionale s’enlise dans des négociations prolongées avec des juntes qui ne sont pas disposées à respecter les règles; ce genre de situation affecte de plus en plus le Mali.
Paris et Washington, pendant ce temps, semblent systématiquement très pressés de reprendre leurs activités habituelles avec celui qui détient les rènes du pouvoir. Dans ce cas, ce statu quo implique de mener des campagnes de lutte contre le terrorisme, qui sont soi-disant un moyen de renforcer la stabilité politique, mais qui limitent en réalité les réponses efficaces à apporter sur le plan diplomatique aux coups d’État, aux cas de corruption, aux irrégularités électorales et aux violations des droits de l’homme.
Pourquoi faudrait-on considérer qu’il est politiquement fantaisiste de tenter d’inverser des coups d’État ? Les exemples de coups d’État inversés sont rares, mais cela ne signifie pas que Washington ne doit pas essayer. Au moins, Washington peut prendre l’initiative sur le plan rhétorique de ne pas se contenter d’« exprimer son inquiétude » ou de « demander la libération » des présidents détenus et renversés, mais d’exiger le rétablissement des dirigeants déchus.
Toute préoccupation de « perte crédibilité » est à relativiser étant donné que Washington semble déjà faible et profondément hypocrite en matière promotion de la démocratie et de respect des droits de l’homme.
Il n’est jamais trop tard pour tenter de faire preuve de cohérence, y compris dans des affaires désormais supposées complètement réglées. Le régime de la junte tchadienne, par exemple, est aussi inconstitutionnel aujourd’hui qu’il l’était en avril 2021, lorsqu’il étatit arrivé au pouvoir. Au-delà de la rhétorique, il existe de nombreuses options pour faire pression sur les juntes, comme des sanctions, des suspensions de l’aide, des retraits d’ambassadeurs, des suspensions d’organisations régionales et internationales, etc.
La CEDEAO a renoncé à des sanctions économiques draconiennes immédiatement après le coup d’État d’août 2020 au Mali, mais elle a fini par les imposer environ 17 mois plus tard, après s’être rendu compte que la junte ignorait dans le fond les injonctions de l’institution régionale.
Ne pas utiliser ces outils au moment où ils seraient les plus efficaces – immédiatement après chaque coup d’État – revient à se rendre complice de la militarisation de cette région. Cela est vrai pour les périphéries éloignées où gravitent les djihadistes, mais aussi pour les autres capitales du Sahel.
Cet article a d’abord été publié sous forme de blog dans Responsible Statecraft.
Alexander John Thurston, professeur assistant, sciences politiques, University of Cincinnati
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.