En Tunisie, malgré une gauche contestataire active dans les années 1970, les idéaux de l’extrême gauche n’ont pas résisté au temps qui passe. Jusqu’à totalement disparaître ?
Lors de la présidentielle tunisienne de 2019, l’extrême gauche historique subissait un véritable camouflet : Hamma Hammami, leader du Parti des travailleurs qui avait succédé au Parti communiste des ouvriers de Tunisie, réalisait un score de 0,69 % — contre 7,82 % cinq ans plus tôt. Mongi Rahoui, du Front populaire, ne faisait guère mieux, bien qu’il ait atteint 0,81 % des suffrages. Lors de la campagne, Hammami avait été fustigé par une partie de la population qui avait emprunté à la France l’expression de « gauche caviar » pour qualifier un leader qui semblait désormais oublier d’être proche du peuple. L’extrême gauche tunisienne est-elle morte ce 15 septembre 2019, lors du premier tour de la présidentielle ? Ou n’a-t-elle, en réalité, jamais véritablement existé ?
Au début des années 1960, la Tunisie, devenue récemment indépendante, voit pourtant sa jeunesse s’intéresser au militantisme de gauche. C’est par les étudiants tunisiens de France que l’extrême gauche traverse la Méditerranée : en côtoyant, dans les universités parisiennes et particulièrement au Quartier latin, des communistes et trotskistes français, les jeunes Tunisiens s’intéressent au féminisme ou encore à l’anticolonialisme. « Les revendications syndicales de ces étudiants se politisent sur la base même du récit de légitimité du Néo-Destour (le parti de Habib Bourguiba, ndlr) : anticolonialisme, réformisme tunisien, constitutionnalisme et sortie du sous-développement », résume Michaël Béchir Ayari, docteur en sciences politiques et chercheur associé à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM).
Comment Bourguiba a étouffé l’extrême gauche
A leur retour en Tunisie en 1964, les étudiants syndicalistes, peu intéressés par le Parti communiste — interdit depuis deux ans — ou par les formations socialistes et trotskistes, créent un « groupe d’études d’action et de recherche », le GEAST. Petit à petit, d’autres étudiants rejoignent le mouvement. « Ces jeunes militants découvrent Franz Fanon et dévorent les ouvrages de la ‘Petite collection Maspero’ très facilement accessibles dans les librairies du petit centre-ville de Tunis. Les étudiants se rencontrent dans les cafés, où ils préparent parfois les élections des représentants syndicaux des corporations étudiantes. Ils assistent à des conférences à la maison de la culture Ibn Khaldoun à Tunis », poursuit Michaël Béchir Ayari. Le pouvoir en place laisse alors libre-court au GEAST, qui regroupe des anciens membres, déçus, de l’Union générale des étudiants de Tunisie (UGET).
Mais être d’extrême gauche dans les années 1960 n’est pas forcément synonyme de tranquillité, dans un pays dirigé par un Etat-parti. Même si le GEAST est plus ou moins toléré, le multipartisme n’existe pas encore. Et le régime de Bourguiba persécute les communistes. Dans les tribunaux, les militants d’opposition sont régulièrement condamnés pour leurs opinions. L’extrême gauche contestataire, si elle prend de l’ampleur, est immédiatement réprimée. Il en va de même pour les militants réformistes. Bien que Bourguiba ait longtemps surfé sur son Code du statut personnel censé donner plus de droits aux femmes, plusieurs étudiantes furent même emprisonnées pour avoir critiqué le pouvoir. Parmi elles, Zeyneb Farhat, militante au sein de l’Association tunisienne des femmes démocrates, qui en a sorti un livre : « Bnat Essiassa ».
Les militants d’extrême gauche quittent le navire
A l’époque, Bourguiba, qui a promis de consacrer toute sa vie à « éliminer un à un ces microbes de gauchistes », a dans la ligne de mire le GEAST, qui rayonne au travers d’El Amal Ettounsi — ou Perspectives —, un mouvement d’extrême gauche à tendance maoïste qui a emprunté son nom au journal du GEAST. Après avoir été laissés libres de se réunir par le régime tunisien, les militants du mouvement vont rapidement, au milieu des années 1970, être la cible de la Direction de la sûreté intérieure (DST). Parmi ces militants, de nombreuses femmes, qui vont être jugées lors de procès inéquitables. Habib Bourguiba, grand pourfendeur de la cause féminine et moins démocrate qu’il le disait, va mener une répression terrible contre la gauche. Entre 1974 et 1975, les membres d’El Amal Ettounsi écopent de peines de deux à dix ans de prison, après avoir été accusés de « complot contre la sûreté de l’Etat » ou de « diffusion de fausses informations ».
Le mouvement contestataire estudiantin en Tunisie, dans les années 1970, a été réprimé plus lourdement que les autres. Une répression qui n’était pas sans rappeler celles des communistes. Si les arrestations avaient suffi à calmer les ardeurs des militants de gauche en 1968, les syndicats ouvriers et les lycéens se sont ralliés aux mouvements de 1972. Face à la tempête qui se préparait, le Premier ministre Hédi Nouira déploya les brigades anti-émeutes. Des centaines d’étudiants furent alors arrêtés. Dans les couloirs du parti de Bourguiba, le PSD, la pression de l’UGTT s’accumulait et l’on accusa le régime d’avoir fait « disparaître » certains militants syndicaux. Ce premier mouvement de masse, connu sous le nom de « samedi noir », provoqua la fermeture par le gouvernement des facultés de lettres, de droit et de sciences économiques.
« Jeudi noir » et « émeutes du pain »
La politique de planification en Tunisie fut contreproductive. Du côté de l’Etat, cette initiative, cooptée par l’aile gauche du PSD sous les ministres de l’Intérieur et du Plan, Ahmed Mestiri et Ahmed Ben Salah, fut annihilée aussi brusquement qu’elle avait été instaurée. Une campagne qui servit de prétexte à Bourguiba pour exiler les deux ministres au début des années 1970. Dès son éjection du PSD, Mestiri mis en place un embryon de mouvement d’extrême gauche, le Mouvement des démocrates socialistes (MDS). Or, avec le pacte citoyen entre le pouvoir et l’UGTT scellé en 1977, suivi par l’interdiction du MDS, le nombre d’arrestations a bondi, concernant particulièrement des étudiants de l’UGET, historiquement proche de l’UGTT.
Dans ce contexte tendu, le PSD et l’UGTT ont d’ailleurs connu un des épisodes les plus douloureux de l’ère Bourguiba. Les grèves et les manifestations de la centrale syndicale en 1978 ont été réprimées à balles réelles, lors du « Jeudi noir ». Des centaines de morts et de blessés furent comptabilisés. Le principal responsable de ce carnage fut le chef des renseignements de l’époque, Zine el-Abidine Ben Ali. L’extrême gauche étouffée, au moment d’autoriser le multipartisme au début des années 1980, Habib Bourguiba savait que les « gauchistes » tunisiens ne pourraient rien contre lui. La plupart des militants d’extrême gauche avaient d’ailleurs fini par se désengager de la politique. Pour les autres, qui voulaient continuer à être politisés, ils avaient été cooptés par le pouvoir, qui continuait d’interdire le Parti communiste tunisien.
Bourguiba avait réussi à tuer l’extrême gauche politique, dont les militants s’étaient petit à petit tournés vers le syndicalisme. Ils avaient également tourné le dos à la subversion et aux aspirations révolutionnaires, bref à leurs idéaux. « Ces années ont correspondu à la fin du cycle de contestation gauchiste. En Tunisie, cette fin de cycle a correspondu à l’’amnistie de fait’ des gauchistes. Elle s’est accompagnée de transactions avec le pouvoir pour leur éventuelle normalisation dans le champ politique », écrit Michaël Béchir Ayari qui parle de l’UGTT, le principal syndicat, comme d’un « espace de reconversion » pour les militants. Les « émeutes du pain » en 1984, dernier rendez-vous du militantisme de gauche en Tunisie, ont fini de tuer ce qui restait de l’extrême gauche. Avec le rappel de Ben Ali de son exil polonais et avec les rémanents de la gauche tunisienne résignés, en exil ou cooptés par le pouvoir, le marxisme-léninisme tunisien n’était plus que slogans.
Après la répression, la débâcle
Avec le départ forcé de Bourguiba du palais présidentiel, après un coup d’Etat médical de Ben Ali, pourquoi l’extrême gauche n’a-t-elle pas pu, alors, renaître de ses cendres ? « Aujourd’hui, non seulement l’évocation du passé de ces militants persécutés, torturés et incarcérés sous Bourguiba, mais aussi, la manière par laquelle l’État tunisien décide de ‘tourner’ cette page de l’histoire du pays, révèlent les obstacles qui se dressent à l’encontre du travail de mémoire lié aux évènements de cette époque », affirme Larbi Chouikha, ancien professeur à l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information (IPSI). Force est, aujourd’hui, de constater que l’extrême gauche n’a jamais bénéficié de l’image romantique qu’elle a pu avoir en Occident. Outre un relai au sein de l’UGTT, le Front populaire n’a jamais réussi à se relever des années de répression sous Bourguiba puis Ben Ali. « Cette extrême gauche tunisienne, résume Hedi Behi, rédacteur en chef du magazine libéral Leaders, nous désespère avec son archaïsme, son sectarisme et son immaturité ».
Et à observer à quel point l’extrême gauche a échoué lors de la présidentielle de 2019, on se dit que le peuple tunisien semble également de cet avis. Un peuple qui, d’ailleurs, s’est toujours bien gardé de soutenir l’extrême gauche. « Nous sommes devenus des pestiférés », témoigne Zeineb Charni, militante à Perspectives, qui affirme avoir vécu, déjà en 1970, « en marge de la société ». La professeure se souvient de n’avoir pas trouvé de poste dans un établissement scolaire à cause de son engagement à la gauche de la gauche. Aujourd’hui encore, l’extrême gauche est plombée par sa mauvaise image. L’ex-Premier ministre islamiste Hamadi Jebali avait fustigé le Front populaire, « cette extrême gauche importée et parachutée sur la mentalité et la façon de vivre des Tunisiens, le marxisme léninisme, n’est qu’une idéologie dogmatique, révolue, anarchiste et violente ». Si l’on a cru, au moment de l’assassinat de Chokri Belaïd, que l’extrême gauche pouvait renaître, force est de constater que le soutien populaire au fondateur du Mouvement des patriotes démocrates n’était en réalité qu’un prétexte à l’anti-islamisme.
Inutiles partis d’opposition
Selon la chercheuse au Centre national français de la recherche scientifique (CNRS), Célina Braun, « les partis politiques tunisiens n’ont jamais été aussi utiles au gouvernement et inutiles à l’opposition ». Ce paradoxe tunisien est séculaire. La classe politique, démunie d’une vraie histoire politique, se réfugie souvent dans les mouvements sociaux. Ainsi donc, depuis la révolution tunisienne de 2011, on considère l’UGTT comme un organe politique, plus que d’autres partis de gauche. En 2019, l’arrivée au second tour de l’élection présidentielle d’un professeur se réclamant de son apolitisme — l’actuel président Kaïs Saïed — et d’un homme d’affaires a démontré l’antagonisme entre le peuple tunisien et cette classe politique « inutile ».
Pourtant, avec des milliers d’ONG et presque autant de syndicats et de partis politiques, on pensait le peuple tunisien politisé. « Avant 2011, la Tunisie avait 11 millions de sélectionneurs, aujourd’hui, elle a 11 millions de politologues », s’amusait-on à dire sur les terrasses des cafés. Force est de constater que, aujourd’hui, il n’en est rien. Le taux d’abstention lors des scrutins sont plus hauts aujourd’hui que sous les dictatures de Bourguiba et Ben Ali. Les analystes politiques manquent cruellement d’expérience pour évoquer, avec justesse, la politique actuelle. Notamment lorsqu’il s’agit de parler de Kaïs Saïed, qui semble aussi conservateur que d’extrême gauche : conseillé officieusement par Ridha « Lénine » el-Mekki, « un réformiste anarcho-socialiste » selon la presse tunisienne, le président de la République peut-il incarner cette extrême gauche qui s’est, décennie après décennie, perdue dans les méandres de la politique tunisienne ?