Entre les fonds américains, les sociétés minières, l’armée congolaise dissidente et l’armée ougandaise un peu trop bénévole, la frontière orientale de la RDC est un vrai bourbier. Une fondation américaine profite du chaos…
En République démocratique du Congo (RDC), le fonds américain Bridgeway Foundation est omniprésent. Nombreux sont les responsables politiques à connaître cette fondation. Mais peu savent quelle est sa réelle mission. Une entité difficile à définir. Entre renseignement et lutte contre terrorisme, le fonds américain semble s’être implanté sur la durée en RDC.
De quoi agacer davantage l’aristocratie kinoise, qui se pensait débarrassée des Américains depuis quelques années. Néanmoins, la suspension des contrats miniers chinois, décidée par Tshisekedi, a ouvert la porte à un retour américain. Et la menace sécuritaire dans l’est de la RDC a pris la forme d’une OPA hostile. Parmi les acheteurs potentiels : le fonds Bridgeway.
Qu’est-ce que le fonds Bridgeway ?
Officiellement, le fonds Bridgeway est une succursale du conglomérat financier du milliardaire américain John Montgomery. Outre les activités lucratives du groupe, composé de fonds d’investissements ou de gestion de pensions et majoritairement basées dans le sud des Etats-Unis, Montgomery a fait de son fonds Bridgeway une « fondation caritative ».
Mais dans les faits, depuis sa création en 2000, le fonds Bridgeway n’est apparu en Afrique, plus exactement en Ouganda, qu’en 2010. Par le biais de sa PDG Shannon Sedgwick Davis, Bridgeway a financé une autre ONG américaine, Invisible Children, créée par Laren Poole. Invisible Children est connue pour avoir alimenté une campagne de propagande visant à démanteler l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) en Ouganda et offert des récompenses pour l’arrestation de ses chefs, dont Joseph Kony, toujours en fuite d’ailleurs.
Selon une enquête d’Africa Intelligence, le fonds Bridgeway collabore de près avec les autorités ougandaise, qui sait que ce fonds a financé Invisible Children et deux autres ONG aux mêmes objectifs, Aegis Trust et Resolve Uganda. L’argent a servi, notamment, à récolter des informations qui ont mené à l’arrestation de plusieurs chefs de la LRA et à la défection d’une majorité des combattants du groupe terroriste.
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Le modèle développé par Invisible Children et son chef Laren Poole a rapidement donné des idées à Bridgeway, qui a recruté Poole et, avec lui, toute une équipe composée, entre autres, d’anciens hauts gradés de la CIA. Tous ont une grosse expérience dans la guerre de l’information. Comme le bras droit du directeur des opérations du fonds Bridgeway, et ancien créateur d’Invisible Children, Laren Poole : Tara Candland. Cette dernière a été conseillère de la division africaine de la direction antiterroriste de la CIA (CTC), puis coordinatrice pour la lutte contre le terrorisme du département d’Etat américain.
Downplaying the link between the Allied Democratic Forces and the Islamic State will only endanger civilians, Shannon Sedgwick Davis and Tara Candland write.https://t.co/QoABieI3tk
— Foreign Policy (@ForeignPolicy) November 30, 2021
Bridgeway, une présence discrète en RDC
Souvent désigné comme trop proche du pouvoir ougandais, le fonds Bridgeway a usé de partenaires externes pour faire son entrée en RDC. D’abord, il a enrôlé la spécialiste en RDC de Human Rights Watch Ida Sawyer, avec laquelle il avait collaboré lors de l’opération d’Invisible Children. Ensuite, Bridgeway a commencé à financer le Groupe d’étude sur le Congo (GEC), un projet rattaché au Centre de coopération internationale de l’Université de New York.
Le CEG et Ida Sawyer ont, à leur tour, lancé le Baromètre sécuritaire du Kivu – Kivu Security Tracker (KST) – en 2017. Aujourd’hui, ce « réseau de spécialistes et de chercheurs » fournit toutes les informations sur les attentats terroristes dans l’est de la RDC. Ses analyses sont aussi reprises par la majorité des médias internationaux.
Là où ce réseau, dont la légalité est hautement contestable, dépasse ses prérogatives, c’est en fournissant les deux seuls rapports publics à ce jour qui détaillent l’activité du groupe armé Forces démocratiques alliées (ADF). Et depuis le premier rapport, datant de 2018, KST décrit les ADF comme des « terroristes islamistes ». En février 2021, le second rapport de KST sur le groupe armé accusait même les ADF d’être affiliées à l’organisation terroriste Etat islamique.
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Cette information a d’abord été diffusée par le département d’Etat américain et a été utilisée pour catégoriser ADF comme groupe terroriste par les Etats-Unis. Puis, ce fut au tour de l’Etat congolais, des pays voisins, et des médias du monde entier de reprendre cette information. Et bien qu’un groupe d’experts de l’ONU ait produit un rapport niant toute relation entre les ADF et Daech, il était trop tard.
Helen Epstein recently wrote about roughly this trend applied to the Kony campaign, and more recently efforts by NGO actors to get the US to label the ADF a foreign terrorist organisation https://t.co/taBteeE3wI
— Jesse Copelyn (@JesseCopelyn) May 1, 2021
Les ADF, responsables de tous les maux
Il faut comprendre que les ADF ont effectivement commis des crimes terroristes. Toutefois, le groupe est, avant tout, un groupe politico-militaire d’opposition originaire d’Ouganda. Les méthodes violentes des ADF en font effectivement une menace régionale, mais lorsque l’on parle des violences faites dans l’est de la RDC, actuellement, les ADF sont loin d’être les seules responsables.
En effet, du côté ougandais, les ADF avaient été défaits depuis des années. Et le long de la frontière est de la RDC, les ADF ne sont pas le seul groupe armé actif. L’organisation revendique rarement des attentats, mais se fait imputer, depuis quelques mois, toutes les violences sur un territoire de 400 000 km², la taille du territoire des provinces de l’Ituri, du Nord-Kivu et du Sud-Kivu.
Un grand amalgame alimenté directement par le KST et le fonds Bridgeway, qui a mené à la mobilisation de deux armées africaines. En effet, après l’état d’urgence déclaré par Félix Tshisekedi en RDC, qui a été en échec cuisant au moment de contenir les violences, malgré une multitude de déclarations de victoires militaires, d’autres entités militaires ont été déployées dans la région.
Des instructeurs militaires américains ont été sollicités par Kinshasa. Puis, ce fut au tour des mercenaires sud-africains de l’ancien chef d’Executive Outcomes, Eeben Barlow. Enfin, depuis près d’un mois maintenant, l’armée ougandaise est intervenue en RDC également.
A qui profite la guerre contre le terrorisme en RDC ?
Si le chaos que connait l’est de la RDC aujourd’hui, dont la dernière démonstration s’est traduite en un attentat à la bombe dans le Nord-Kivu, perdure, il ne faudrait pas en oublier les origines et les objectifs.
A l’origine, même si l’on ne peut que spéculer quant aux intérêts des uns et des autres, cette guerre n’a été alimentée que par le rapport de KST, et donc du fonds Bridgeway. Et s’il n’est toujours pas certain que les ADF aient une quelconque relation avec l’Etat islamique, le groupe était plus ou moins dilué dans la masse et relativement passif depuis sa fuite d’Ouganda.
Aujourd’hui, en revanche, non seulement les ADF tuent des civils à tout-va, mais la dernière vague d’attentats à Kampala leur est également imputée. De quoi se demander comment un groupe terroriste de quelques centaines de membres, en fuite à la suite de la destruction de ses bases dans l’Ituri au début de l’opération des FARDC, peut-il encore faire autant de dégâts ?
Mais, surtout, quel intérêt le fonds Bridgeway porte-t-il quant à la menace terroriste en Afrique ? Bridgeway exploite aujourd’hui 800 000 dollars de fonds de l’Etat américain destinés à « la promotion de la défection » au sein des ADF et au financement de « la formation des militaires, leaders traditionnels et religieux » à cette fin. Mais, surtout, avec la qualification des ADF en tant que groupe terroriste islamiste par le département d’Etat américain, Bridgeway peut lever des fonds beaucoup plus conséquents pour ses activités, de la part du Congrès américain notamment.
Depuis l’intervention ougandaise en RDC, les liens entre la guerre « antiterroriste » en RDC et sa promotion par Bridgeway ont été révélés. Toutefois, ni la guerre, ni la communication qui l’entoure, ne peuvent plus être freinés désormais. Seules deux questions demeurent : comment cette guerre ouvrira la voie à un retour des Américains en RDC ? Et comment profitera-t-elle au patron de Bridgeway, John Montgomery ?