La Libye est privée d’eau potable depuis trois jours et la prise des centres d’approvisionnement de la Grande rivière artificielle par des hommes armés qui exigent la libération d’Abdallah Senoussi, l’ancien bras droit de Mouammar Kadhafi.
Après la guerre pour le contrôle du pétrole, la Libye est-elle confrontée à une autre guerre, celle de l’eau ? En 1995, la Banque mondiale publiait un rapport prévenant que, si « de nombreuses guerres ont eu au XXe siècle pour origine l’accès aux ressources en pétrole, l’eau sera la cause des guerres du siècle prochain ». De nombreux chercheurs s’étaient opposés à cette théorie. Mais il faut se résoudre à accepter cette prévision : le conflit concernant le barrage de la Renaissance montre que la géopolitique de l’eau est une question cruciale, notamment au Moyen-Orient et en Afrique. « L’eau est un élément vital, ce qui n’est pas le cas du pétrole par exemple, important pour l’économie mais pas indispensable au maintien de la société », poursuit Barah Mikaïl, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et auteur de « L’eau, source de menaces ? ».
En Libye, où les coupures électriques sont monnaie courante, l’eau est désormais au cœur des préoccupations de la sociétés et des instances dirigeantes. Mais la guerre de l’eau est, dans ce pays, une conséquence et non la cause du conflit. Les autorités de la grande rivière artificielle (GMR) ont choisi d’arrêter le dispositif d’approvisionnement en eau dans la soirée du lundi 16 août. Ils craignent des « sabotages » et des menaces contre leurs employés. Depuis jeudi dernier, des hommes armés ont pris le contrôle de plusieurs centres de contrôle du GMR. Ces miliciens, appartenant à la tribu Braasa exigent la libération d’un de leurs leaders : Abdallah Senoussi, ancien chef des renseignements extérieurs et de la sécurité personnelle de Mouammar Kadhafi. Si des discussions sont en cours, les dirigeants du GMR n’ont voulu prendre aucun risque, quitte à priver la Libye d’eau.
Abdallah Senoussi est emprisonné à Tripoli depuis son extradition depuis la Mauritanie en 2012. Sa femme est la sœur de la seconde épouse du défunt Mouammar Kadhafi, également de la tribu des Braasa. Senoussi a été condamné à mort en 2015, dans la même affaire que le fils du « Guide de la révolution », Saïf al-Islam Kadhafi. La dernière apparition de l’homme de l’ombre du régime Kadhafi a eu lieu en 2019, lorsqu’il avait témoigné, depuis Tripoli, dans l’affaire du « financement libyen » de l’ancien président français Nicolas Sarkozy. Lors de la dernière interview de Saïf al-Islam Kadhafi, ce dernier a révélé qu’avant son arrestation à Syrte, il cherchait à rallier Abdallah Senoussi. Une source proche du dossier qualifie Senoussi de mentor pour l’héritier Kadhafi, et l’opinion publique le considère comme le plus fidèle des soutiens du régime.
L’eau, un véritable levier politique en Libye
Depuis samedi dernier et les revendications des miliciens, les négociations n’ont pas vraiment avancé. Les hommes armés avaient donné au gouvernement libyen 72 heures pour libérer Abdallah Senoussi. Si ce dernier n’était pas libéré, ils menaçaient de faire exploser les centres d’approvisionnement du GMR. La rivière artificielle, bâtie sous Kadhafi dans les années 1990, fournit de l’eau potable à plus de 70 % des villes libyennes.
Le porte-parole des autorités du GMR, Salah Saadi, a déploré le silence des autorités libyennes : « Le gouvernement connait les enjeux, le silence n’est pas une solution », a-t-il indiqué. Ironie du sort, depuis le jeudi 12 août, Saïf al-Islam Kadhafi fait l’objet d’un mandat d’arrêt émis par la justice libyenne. La prise de plusieurs lieux stratégiques illustre donc les tensions politiques qui règnent en Libye à quatre mois de potentielles élections. Du côté du GMR, les dirigeants ont préféré « couper l’approvisionnement en eau pour ne pas subir des dégâts qui prendront plus de trois mois à être réparés ». Un choix qui plonge l’ouest libyen, dont la capitale Tripoli, sans accès à l’eau potable, alors que les températures estivales battent tous les records cette année.
Ce n’est pas la première fois que Tripoli connaît une pénurie d’eau. Depuis 2011, notamment à cause de la vétusté des installations, le problème est récurrent. Mais en 2019, les coupures s’étaient enchaînées pendant l’été. Il s’agissait alors de faire pression sur le gouvernement. « Depuis 2011, et notamment lors des périodes de guerre, les ressources en eau et en électricité représentent un levier politique, les groupes armés le savent. Et ils l’exploitent pour des revendications communautaires ou personnelles », expliquait alors Lazib Mohamed Essaïd, doctorant à l’Institut français de géopolitique. Comme c’est le cas pour le GMR, cette année-là, des hommes fidèles au maréchal Haftar avaient fermé une station de pompage dans le sud-ouest de la Libye, à Jabal al-Hasawna. Ils réclamaient la libération d chef militaire Hanaish, détenu à Tripoli.
Depuis 2011 et les lutte de pouvoir entre le maréchal Haftar et le gouvernement reconnu par la communauté internationale, le contrôle de la Grande rivière artificielle est devenu un véritable plan de guerre. Il faut dire qu’avec 4 000 kilomètres de canalisations souterraines, celle-ci représente un enjeu de taille : Tripoli dépend, en termes d’accès à l’eau potable, du Fezzan. Et sur le parcours qui relie les deux régions, les luttes de pouvoir sont ravageuses. Lors de sa conquête, Haftar a scrupuleusement suivi les voies pétrolières et les sources en eau potable. De quoi réussir à assoiffer la population pour faire pression, à l’époque, sur Fayez el-Sarraj et ses alliés. Mais les Nations unies avaient alors prévenu le maréchal que priver une partie des Libyens d’eau pouvait représenter un « crime de guerre ».