On parle souvent de l’Emir Abdelkader comme on parle d’un héros de la mythologie. Et pourtant, Abdelkader était beaucoup plus que cela : politicien, érudit, chef militaire et symbole de la résistance algérienne au colonialisme français.
Abdelkader est né en 1808 dans l’actuelle Mascara, qui n’était encore qu’une partie de la « Iyela » (région) d’Alger sous l’Empire Ottoman. Il est le fils d’un chef d’une confrérie soufie et descendant de la lignée des Alaouites. Son père, Mouhidine el Hasani, a personnellement assuré l’éducation d’Abdelkader.
Le jeune prince algérien était un enfant doué. Entre philosophie, législation coranique, littérature et calligraphie, il a précocement atteint le rang de Taleb réservé aux imams à 14 ans. Trois ans plus tard, il avait déjà fait le tour du monde arabo-musulman et en a rencontré les plus grands érudits de l’époque. Abdelkader revint en Algérie vers la fin de 1829, à peine quelques mois avant l’invasion française.
Abdelkader l’Algérien
D’abord, la rancune que portaient les villageois algériens envers l’Empire Ottoman datait du XVIe siècle. Les Ottomans avaient abandonné les frères Barberousse, qui affrontèrent le sultan de Fès et l’invasion italo-espagnole sans renforts. Ces vieux ressentiments et la dérive de l’empire des préceptes de l’Islam avaient contribué à la division du territoire algérien. Lorsque Mouhidine et son fils Abdelkader appelèrent à la guerre contre l’invasion française, l’Algérie répondit. Abdelkader s’est distingué par son génie militaire. Les victoires les plus notables du début de la guerre ont été celles d’Oran en 1831 et de Mostaganem en 1833. Après quelques offensives réussies menées par Abdelkader, la région entière l’a nommé Emir, prince des croyants.
C’est à ce moment précis qu’il proclama : « Nous avons assumé cette lourde charge. Dans l’espoir d’être le moyen d’unir la grande communauté des musulmans. Mais aussi d’éteindre leurs querelles intestines, d’apporter la sécurité à tous les habitants de cette terre. Et de mettre fin à tous les actes illégaux perpétrés contre les honnêtes gens. Nous refoulerons et battrons l’ennemi qui envahit notre patrie dans l’espoir de nous faire passer sous son joug ». N’ayant pas d’autres choix, le Général Louis Desmichels, commandant des forces françaises en Algérie, négocia la paix avec Abdelkader en 1834.
Toutefois, cette paix fut un tremplin politique pour l’Emir Abdelkader. Il a profité de la trêve avec les Français pour unifier le pays. Le nouvel Emir a rallié les tribus qui avaient aidé les Français au nord, notamment ceux de Miliana et de Médéa. Ensuite, avec les tribus de l’ouest d’Oued-Chelif qui lui avaient juré allégeance, Abdelkader a coupé les lignes de ravitaillement des Français. Ainsi, il a déclaré un nouveau départ du combat pour la liberté.
La victoire, pour bâtir un pays
Alors, mécontente de Desmichels, qui a sous-estimé Abdelkader, la France le remplaça par le Général Trézel. Ce dernier a envoyé ses troupes dans les marais des rives orientales de la Macta en 1835, en plein été. Abdelkader a esquivé les troupes françaises pendant une journée entière. Et dans une manœuvre digne d’une armée expérimentée, les Algériens ont pris les Français à revers. Les troupes françaises se sont repliées vers Arzew. C’est là où Abdelkader avait déjà une garnison en embuscade, la défaite des troupes de Trézel était cuisante et inattendue.
Ensuite, Abdelkader a continué sa stratégie d’attrition contre Trézel. Pendant deux ans, la guerre d’usure commençait à déplaire à Paris. Le gouvernement français remplaça le Général Trézel par Thomas Robert Bugeaud. Cependant, Abdelkader n’était pas intrinsèquement belliqueux, étant un érudit avant tout. Sa puissance militaire venait de sa capacité à rallier ses troupes et les inspirer. Aussi, son image d’homme pieux et moderne à la fois intriguait les Français qui pensaient avoir affaire à un chef tribal quelconque.
Lorsque le Général Bugeaud incita Abdelkader à accepter une solution pacifique, ce dernier n’hésita pas une seconde. Certes, le traité reconnaissait la domination française, mais uniquement en français. Dans sa version arabe, le traité de la Tafna reconnaissait la souveraineté de l’Etat d’Abdelkader. Et ce, sur toute Mascara jusqu’au centre de l’Algérie, de Badis à Alger en excluant cette dernière. Néanmoins, Cette période de paix a permis à Abdelkader de réaliser son projet politique. Il a constitué un Etat uni sous l’autorité spirituelle, au lieu d’une nation conventionnelle. Par ailleurs, les Kabyles, les chrétiens et les juifs du sud, et même les quelques animistes de l’Algérie orientale, se sont joint à sa cause. Même les déserteurs français ont décidé de rejoindre l’Emir.
Par ailleurs, Abdelkader a instruit ces populations au volontariat et au patriotisme inconditionnel. La plupart des projets de l’Etat étaient réalisés par les habitants de manière autonome. L’armée était constituée à moitié de volontaires bédouins, qui étaient de redoutables combattants.
Une patrie qui subsiste
La nation d’Abdelkader se bâtissait à un rythme trop soutenu pour les Français. En 1839, le Duc d’Orléans décida de briser le pacte de la Tafna. Il conduisit une large force d’Alger vers Mitidja, où Abdelkader était bien situé et avait su défaire les efforts expansionnistes français. Après plusieurs raids sur les positions avancées françaises, dans le contexte de la paix européenne imminente de 1840, Abdelkader s’est retrouvé face à une puissance coloniale de plus en plus importante. Le Général Bugeaud était devenu alors le gouverneur très sanguinaire d’Alger que l’histoire décrit.
La lettre d’Abdelkader à Bugeaud suffit pour expliquer la nouvelle nature de la lutte algérienne pour l’indépendance en 1841 : « Nous nous battrons quand nous le jugerons convenable, tu sais que nous ne sommes pas des lâches. », écrit Abdelkader. Et il ajoute : « Nous opposer à toutes les forces que tu promènes derrière toi, ce serait folie. Mais nous les fatiguerons, nous les harcèlerons, nous les détruirons en détail; le climat fera le reste ». Il a ensuite fini avec cette phrase qui marqua sa légende : « Vois-tu la vague se soulever quand l’oiseau l’effleure de son aile ? C’est l’image de ton passage en Afrique ».
En effet, Abdelkader a tenu bon, depuis l’expédition des Bibans et jusqu’en 1846 il a combattu une force littéralement cent fois supérieure à la sienne. Après la trahison du Sultan Abderrahmane du Maroc, qui a porté le dernier coup à l’armée d’Abdelkader, ce dernier a accepté la reddition vers la fin de 1847.
Epilogue de la légende du guerrier saint
Abdelkader a été emprisonné en France et déplacé de demeure en demeure, jusqu’à ce que Napoléon III devienne Empereur des Français. Napoléon a libéré Abdelkader, sous la pression internationale. L’Emir Abdelkader a passé le reste de sa vie à voyager, se consacrant à l’étude de l’Islam. De Constantinople en Syrie, il a rédigé bon nombre d’études théologiques, sociales et philosophiques. Ses essais ont été traduits en douze langues de son vécu, et demeurent aujourd’hui encore des références en termes de pensée soufie, de philosophie et d’histoire.
Tel un chevalier arabe de l’aube de l’Islam, il avait, seul, empêché le pogrom des chrétiens à Damas en 1860. Sa seule présence suffit pour calmer les Druzes assoiffés de sang. La noblesse de l’Emir Abdelkader lui a valu un respect mondial et une reconnaissance intemporelle. Comme Saladin, il reste encore un modèle de l’homme insoumis et du combattant indépendantiste. Un homme qui a maîtrisé la plume et l’épée.