Alors que le Niger vient de rétablir internet après dix jours de coupures de grande ampleur, on se rend compte à quel point internet fait peur aux dirigeants africains, qui n’hésitent pas à limiter l’accès aux réseaux sociaux quand cela les arrange.
Juin 2020. La Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) prenait une décision inédite en condamnant l’Etat togolais. L’institution reprochait au pays d’avoir sciemment coupé internet par deux fois en septembre 2017. Une aubaine pour le régime Gnassingbé, qui avait ainsi pu réduire l’impact des manifestations qui demandaient le départ du président et protestaient contre le projet de révision constitutionnelle.
Un an et demi plus tôt, Faure Gnassingbé avait pourtant écarté vouloir couper la connexion aux Togolais. Même s’il reconnaissait diriger un Etat « fragile », le président jugeait que la fermeture des réseaux sociaux était « inefficace ». « Parce que nous sommes quand même une société de tradition orale. Donc, vous avez beau fermer internet, les rumeurs peuvent circuler et aller très vite », poursuivait-il. Le chef de l’Etat était finalement revenu sur sa décision.
Couper internet, « une arme pour régimes faibles ? »
Sept organisations de la société civile et une cyber-activiste avaient alors porté l’affaire devant la Cedeao, qui avait rendu une décision qui pourrait faire jurisprudence. La Communauté économique avait indiqué que cette coupure d’internet constituait une « violation de la liberté d’expression » et avait demandé au Togo de « prendre toutes les mesures nécessaires pour la non-répétition d’une telle situation ». Ironie du sort, le Togo avait restreint les accès aux réseaux sociaux lors de la présidentielle de… février 2020.
La censure sur internet serait-elle « une arme pour régimes faibles ? », comme le demande la Deutsche Welle ? Faure Gnassingbé n’est pas le seul à s’être adonné à cette pratique. En 2015, le régime Kabila coupait internet pour éviter des manifestations d’ampleur en RDC. Quelques mois plus tard, le Congo-Brazzaville voisin suivait le mouvement. En 2016, en pleine élection présidentielle, le Tchad censurait aussi internet. Le Niger, quant à lui, vient de rétablir sa connexion après dix jours de perturbations. Des coupures importantes y ont été observées après l’annonce de la victoire de Mohamed Bazoum à la présidentielle.
« Isoler la population et réduire sa liberté d’expression »
Au Sénégal, après de violentes manifestations pour protester contre l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko, plusieurs services et réseaux sociaux ont été inaccessibles. L’ONG NetBlocks indiquait, le 5 mars dernier, que les serveurs Facebook, YouTube, WhatsApp et Telegram étaient « perturbés, limitant le partage de photos et de vidéos ». Une façon pour le pouvoir d’éviter la propagation des photos et vidéos de manifestations ? « Nous rappelons que la coupure d’internet est illégale et peut alors être considérée comme une violation du droit humain », rétorque en tout cas Issa Touré, membre d’Internet Society (ISOC) Sénégal et chercheur en sciences politiques.
Le chercheur, dans une tribune, estime que « couper ou perturber l’accès contribue à isoler sa population et à réduire sa liberté d’expression ». Issa Touré s’étonne par ailleurs que le Sénégal se laisse tenter par des actions dignes des autocraties voisines. « Il est en effet déplorable que le Sénégal, figure emblématique de la lutte pour la mise en place des infrastructures d’internet, emboîte le pas des régimes oppressifs qui coupent l’accès au web durant des manifestations », écrit le chercheur en sciences politiques qui estime que couper internet est « une tactique de plus en plus populaire entre les régimes répressifs et autoritaires et certaines démocraties ».
L’apanage des autocrates et des présidents à vie ?
Pour expliquer la fermeture des réseaux sociaux, voire les coupures d’internet, les gouvernements mettent en avant les risques de propagation des fake news, de troubles à l’ordre public et l’absence de contrôle sur les réseaux. Le centre de recherche Collaboration on International ICT Policy in East and Southern Africa (CIPESA) rappelle qu’entre 2014 et 2019, « pas moins de 22 gouvernements africains ont ordonné des coupures du réseau internet ». Parmi eux, l’Algérie, la République démocratique du Congo, le Gabon ou encore le Soudan et le Zimbabwe. Le rapport du CIPESA précise que « ces coupures d’internet sont exclusivement opérées par les Etats les plus despotiques d’Afrique ».
En effet, si l’on fait une corrélation entre les coupures d’internet et l’indice de démocratie de l’Economist, on se rend compte que les trois-quarts des coupures sont l’apanage des régimes les plus autoritaires. Le quart restant des Etats coupant internet correspond, lui, à des régimes « hybrides ». Mais ce n’est pas le seul enseignement du rapport du CIPESA. Celui-ci a en effet également trouvé un lien entre la longévité des présidents et la propension de ces derniers à couper internet. « En janvier 2019, 79 % des 14 dirigeants africains qui avaient été au pouvoir depuis 13 ans ou plus avaient ordonné des coupures, principalement pendant les périodes électorales et les protestations publiques contre des politiques gouvernementales », conclut le centre de recherche.