Les frontières africaines ont toujours été considérées comme un héritage colonial. Faut-il les redessiner ou s’en accommoder ?
C’est à la fin du 19e siècle que naissent les frontières coloniales de l’Afrique. Tout débute lors de la conférence de Berlin (1884-1885). Depuis, ces tracés artificiels exacerbent les tension entre Etats africains. Le Premier ministre britannique de l’époque, Robert Gascoyne-Cecil, avait à demi-mots, expliqué que les frontières avaient été réalisées sans aucune connaissance ou prise en compte des spécificités ethniques, religieuses, linguistiques ou tribales : « Nous avons entrepris de tracer des lignes sur les cartes des régions où l’homme blanc n’avait jamais mis le pied. Nous nous sommes distribué des montagnes, des rivières et des lacs, à peine gênés par cette petite difficulté que nous ne savions jamais exactement où se trouvaient ces montagnes, ces rivières, ou ces lacs ».
Comment justifier cependant, un siècle et demi plus tard, la résignation des Etats africains indépendants face à ce contexte « imposé » par les puissances coloniales ? « Les différences de niveaux de confiance ou de méfiance ont des racines qui remontent à la traite négrière transatlantique », explique le professeur Leonard Mantchekon, spécialiste des conséquences de la colonisation en Afrique et en Asie. Si on rejette la faute sur les institutions coloniales quant à l’absurdité des tracés des frontières africaines, peu de pays du continent, à leur indépendance, ont sérieusement tenté de les redéfinir. Depuis les années 1960, ces tracés sont restés quasiment les mêmes, malgré les tensions qui en ont résulté.
Plusieurs arguments permettent d’expliquer ce statu quo : la volonté de paix et de stabilité pour certains Etats africains, une tendance nationaliste prévalente pour d’autres. En 1964, les pays membres de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) décidèrent, via un traité stipulant l’intangibilité des frontières telles qu’elles étaient léguées par le colonisateur, de ne pas revoir les tracés. Les conséquences furent parfois terribles : guerres, boycotts commerciaux et tensions parfois insolubles entre Etats africains voisins… Mais aujourd’hui encore, les tracés des frontières apportent leur lot de discussions, du Ghana et du Togo qui en sont encore à négocier leurs frontières maritimes au Nigéria et au Bénin qui justifient leurs différends commerciaux par les positions respectives vis-à-vis des frontières coloniales.
Les pays africains enclavés, les plus touchés
Selon le professeur et chercheur Stelios Michalopoulos, qui a publié le 30 juillet dernier une étude sur le sujet, les frontières coloniales ont provoqué des conflits partout où elles ont été dessinées par la Conférence de Berlin. « En combinant les cartes anthropologiques au moment de l’indépendance avec des données géo-référencées sur les conflits civils des dernières années, on trouve les preuves de l’héritage violent de la partition coloniale de l’Afrique », écrit-il.
Le chercheur l’affirme : les conflits inter-ethniques et sécessionnistes sont toujours frontaliers. Un tiers des pays concernés par les frontières coloniales seraient touchés ou auraient été touchés par des guerres civiles ou des conflits violents. Parmi eux, les pays enclavés, qui doivent composer avec une géographie héritée de l’époque coloniale. Seize pays africains n’ont pas accès à la mer. Un pays comme la République démocratique du Congo — qui a à peu près la taille de l’Europe occidentale — n’a que 27 kilomètres d’accès à la mer. Et les pays encore enclavés luttent pour se connecter aux marchés internationaux.
La présidente de la Commission trilatérale et du Groupe nord-américain, également cheffe de département des sciences politiques à Harvard, Meghan O’Sullivan, considère que la faute incombe à « l’affirmation rudimentaire du pouvoir de l’Etat ». Elle assure : « Collecter des impôts et assurer la sécurité est un défi constant pour les Etats africains. La forme particulière de certains territoires et la topographie hétérogène sont un enjeu du futur ».
Pour les pays enclavés, le coût des frontières coloniales est très élevé. Non seulement, ces tracés favorisent le néocolonialisme, mais ils aggravent les conflits civils et le terrorisme. Par exemple, le Zimbabwe et le Malawi dépendent du corridor de Nacala et de la ville de Beira pour accéder à l’Océan indien. Ces derniers ont été fermés pendant la guerre du Mozambique jusqu’en 1992, et sont impraticables depuis la montée de la menace terroriste dans le nord mozambicain en 2017.
Le mythe des « bienfaits de la colonisation »
Au-delà des simples frontières, la colonisation a laissé d’autres traces. Les infrastructures le prouvent. Et si les puissances coloniales assurent avoir apporté de nombreux bienfaits aux Etats africains, force est de constater qu’on est loin des « bienfaits de la colonisation » tels qu’ils sont aujourd’hui racontés.
Au Ghana, par exemple, la Grande-Bretagne n’a fait construire que deux lignes reliant Sekondi et Accra, dans le sud, aux mines d’or et aux agglomérations de cacaoyers. La fameuse « route Firestone » de la Firestone Natural Rubber Company au Libéria, elle, reliait Harbel — la plus grande plantation de caoutchouc au monde — à Monrovia. L’objectif, évidemment, n’était pas de participer au développement de ces pays, mais bien de réduire les coûts des exportations des matières premières.
Et aujourd’hui, les puissances coloniales ont beau rappeler, pour certaines, les « bienfaits de la colonisation », les conséquences économiques et en termes d’infrastructures sont négatives : le Ghana et le Togo d’un côté, et le Libéria et la Sierra Leone de l’autre, n’arrivent toujours pas à mutualiser leurs ressources sur les frontières. Et, par conséquent, se disputent la légitimité des frontières coloniales.
Sociétés concessionnaires et multinationales
Les sociétés concessionnaires, à l’origine de la colonisation de plusieurs pays africains, ont longtemps régné au Congo, le long de la Côte de l’Or en Afrique de l’Ouest ou encore au Maroc et en Egypte, pendant et après la colonisation. Au Congo belge, par exemple, Léopold II avait cédé de larges portions du territoire au sud et dans l’est à la Société anversoise de commerce. Un modèle copié par la Grande-Bretagne au Zimbabwe, par la France au Congo ou encore par l’Allemagne en Namibie.
Le « gouvernement indirect » de l’administration coloniale s’est appuyé sur la main-d’œuvre des camps de travail. Notamment au Burkina Faso et au Congo, mais aussi en Namibie et au Ghana, désignés comme « réserves de main-d’œuvre », dans le cadre de « la politique de la chicotte » pour les colonies belges ou de la « palmatoria » des colonies portugaises. Une pratique qui n’était rien de plus que de l’esclavage.
Les sociétés concessionnaires ont été nationalisées depuis les indépendances des années 1960. Mais les entreprises étrangères actuelles ont repris les mêmes exploitations, au kilomètre carré près. Pour le professeur Jacques Austruy, « la politique protéiforme des firmes étrangères prend rarement en considération l’intérêt de la nation où elles sont implantées ». Ces Grandes unités inter-territoriales (GUI) — ou Transco pour les compagnies transnationales — font souvent l’objet de scandales et investissent souvent dans les régions les plus chaotiques de l’Afrique. Il suffit de considérer la présence d’Eni et de British Petroleum dans le sud algérien, celle d’Areva et du groupe Bolloré dans la « zone des Trois frontières » ou encore de Total dans la Corne de l’Afrique et le nord mozambicain. Pour l’auteur de « Confessions d’un tueur à gages économique », John Perkins, la « corporatocratie » des firmes étrangères serait « la conséquence des frontières coloniales et la première cause du néo-impérialisme ».
Regarder vers l’avenir ?
Les frontières coloniales sont-elles tombées en désuétude au point de devoir trouver d’autres tracés ? Difficile de dire, car entre l’appareil colonial des siècles précédents et les Etats africains modernes, les dirigeants africains ont bien, à un moment, eu le choix de l’émancipation. Les empires coloniaux sont responsables du génocide namibien, du massacre des Mau Mau au Kenya, de l’utilisation des armes chimiques en Ethiopie, de la guerre Salazar-Caetano entre l’Angola et la Mozambique, du bombardement au napalm en Algérie et au Cameroun… Mais pour Stelios Michalopoulos, « l’Afrique doit regarder vers l’avenir » en « affrontant les disparités régionales et en redessinant les frontières ethnocentrées ».
Autrement dit, l’émancipation passerait par de nouveaux tracés. Pour Karine Bennafla, auteure de l’ouvrage « Les frontières africaines : nouvelles significations, nouveaux enjeux », les frontières coloniales ne sont pas immuables, mais les redessiner demandera beaucoup de concessions. « A grande échelle, les frontières politico-administratives des Etats fédéraux » comme au Nigéria et en Somalie, explique Bennafla, « deviennent des frontières religieuses, ethniques », mais surtout « des frontières de l’insécurité ».
Les frontières supranationales se renforcent en Afrique et, avec elles, les turbulences politico-militaires, les conflits ethnocentrés et le terrorisme. Une illustration de la défaillance des Etats et une conséquence des frontières artificielles héritées de la colonisation ? Probablement. Si redessiner les frontières semble utopique pour certains Etats africains, d’autres affrontent courageusement le problème. Un processus de délimitation des frontières doit être opéré, dans le courant de l’année, entre le Nigéria et le Cameroun. De quoi assurer une cohésion entre Etats voisins. Pour la chercheuse Catherine Coquery-Vidrovitch, restyliser les frontières semble une mauvaise idée. « La seule solution aux problèmes locaux et régionaux que pose la frontière, problèmes qui relèvent tous du passé, de l’histoire et qui ne peuvent donc pas être gommés, c’est probablement de chercher une sortie par le haut : par la fédération d’États supra-nationaux », écrit-elle.
« Si certaines frontières tracées à l’époque coloniale étaient au départ absurdes, en raison de ces processus d’enracinement, elles ne le sont plus – et ce à un point tel qu’elles semblent, aujourd’hui, difficilement renégociables », confirme Caroline Roussy, historienne à l’Institut des mondes africains. « Le défi contemporain et du futur, et c’est un vrai défi, est que l’ensemble des espaces supra-étatiques ainsi constitués puissent agir dans le cadre d’une mondialisation équilibrée, et non plus profondément inégalitaire, comme elle le demeure aujourd’hui entre nations ou ensembles dits développés et ensembles sous-développés », conclut Catherine Coquery-Vidrovitch.