Le Nigéria a parlé. Il a parlé avec la voix de plus de 95 millions de jeunes, 28 millions de tweets sous la bannière #EndSARS, près de 10 millions de manifestants lors de 39 manifestations à travers le pays en à peine trois mois. Le gouvernement nigérian peut faire volte-face ou rester dans le déni, mais le Nigeria ne se taira plus…
Le 20 octobre passé, lors d’une manifestation contre les violences policières au péage de Lekki à Lagos, des jeunes Nigérians sont morts sous les balles de la police. Le péage de Lekki est presque de retour en service, mais justice n’a pas encore été rendue.
Punir les fautifs, condition sine qua non
Le Nigeria n’a jamais, dans son histoire récente, vu une mobilisation populaire aussi importante que celle d’octobre dernier. Le gouvernement avait été pris de court par le mouvement #EndSARS, qui a commencé sur les réseaux sociaux pour ensuite donner lieu à des manifestations pacifiques massives dans tous les coins du pays.
La Special Anti-Robbery Squad (SARS) est l’escouade anti-vol de la police nigériane. Depuis 1984, ses membres ont été accusés de kidnapping, de torture et d’exécutions de jeunes civils. Malgré la mobilisation des ONG, aucun membre de la SARS n’a jamais été inculpé.
Selon un rapport d’Amnesty International sorti en juin 2020, ces pratiques sont courantes au sein de ce service. L’ONG aurait documenté au moins 80 crimes de torture et d’exécutions sommaires commises par la SARS depuis 2017. Les victimes seraient majoritairement des jeunes issus de milieux défavorisés.
Début octobre 2020, une vidéo d’un agent de la SARS tuant un homme sans raison apparente a fait le tour des réseaux sociaux. Les autorités nigérianes ont crié à la fake-news et ont arrêté la personne qui avait pris la vidéo, causant encore plus d’indignation sur le net.
Les manifestations ont commencé à Lagos, avant de se propager partout dans le pays. Le hashtag #EndSARS a alors pris une dimension internationale. Le 20 octobre, lors d’une manifestation à Lekki à Lagos, la police a tiré sur les manifestants sans raison, tuant plus que 10, et en a arrêté des dizaines.
Le mouvement populaire a pris depuis une dimension clandestine. Une enquête a été ouverte et une commission nommée, mais il semble que le pouvoir exécutif protège les siens, aucun agent de police n’ayant été inculpé. De plus, les promesses de dissoudre la SARS se sont transformés en arlésienne.
Une provocation de trop
L’indignation populaire a continué sur les réseaux sociaux, et le mouvement ne parle plus seulement de violences policières, mais de gouvernance et de crimes des dirigeants nigérians.
Le peuple nigérian, autrefois divisé par les conflits tribaux, s’est retrouvé uni sous une seule bannière contre les représentants du gouvernement.
A la suite d’une annonce de la réouverture du péage de Lekki, théâtre de la tragédie d’octobre, Rinu Oduala, représentante de #EndSARS au sein de la commission d’enquête, a annoncé qu’elle démissionnait de cette commission et que le gouvernement exerçait une grande pression sur le groupe judiciaire. Elle a appelé à une reprise des manifestations, afin d’éviter que le pouvoir n’étouffe l’affaire.
Une manifestation a donc eu lieu le samedi 13 février, la police a dispersé les manifestants à coup de matraques et de gaz lacrymogène. Plus de cinquante manifestants ont été arrêtés, puis libérés sous caution pour certains.
Les protestations liées au mouvement #EndSARS, surtout durant les dernières semaines et au vu de l’impunité dont profitent les représentants du pouvoir exécutif, se sont transformées en critiques plus générales du gouvernement, de l’administration et même de la situation sanitaire.
Le mot d’ordre est « corruption ». Si on en croit la Fondation Carnegie pour la paix internationale, plus de 62 % des Nigérians pensent que la corruption est le problème le plus immédiat au Nigeria, qu’il cause des pertes considérables à l’économie du pays et qu’il freine la réalisation du potentiel humain et économique nigérians.
Selon la même étude, six Nigérians sur dix pensent que les fonctionnaires de l’Etat ne sont pas concernés par le peuple.
Ce qui a fait empirer la situation, ce sont surtout les promesses non-tenues de l’Etat : d’une promesse de dissoudre le centre du problème, la SARS, le président Buhari a revu sa rhétorique à la baisse en proposant tout d’abord un redéploiement des agents de la SARS, pour ensuite proposer une réforme de la police. Les promesses du gouvernement ont perdu toute crédibilité après qu’un activiste de #EndSARS a dévoilé l’existence d’une enquête contre les personnes associées au mouvement.
La liberté d’expression au Nigeria a pris un coup dans l’aile, avec les manifestations interdites à Lagos et les gouverneurs du nord du Nigeria qui appellent publiquement à la censure des réseaux sociaux. Dangereux lorsque l’on sait que plus de la moitié de la population du Nigeria a moins de 21 ans.