De nombreux Tunisiens diplômés de l’enseignement supérieur émigrent, jugeant que les conditions de travail et de vie sont plus attractives à l’étranger. Comment faire face à ce phénomène ?
Le phénomène de la « fuite des cerveaux » (brain drain) est un problème constaté dans le monde entier : des travailleurs hautement qualifiés (chercheurs, ingénieurs, professionnels internationaux, etc.) migrent vers les pays développés, leur pays d’origine y perdant de l’une de ses ressources les plus rares, le « capital humain ».
L’exode des cerveaux conduit à une perte substantielle de talents pour les pays de départ et à un gain pour les pays d’arrivée. Exemples parmi d’autres : quelque 1 200 médecins devraient quitter l’Algérie en 2022 pour la France ; au Canada, le gouvernement a annoncé que les deux tiers des récents diplômés en génie logiciel de ses meilleures universités s’étaient installés aux États-Unis ; de leur côté, les Français, notamment les plus qualifiés, sont de plus en plus attirés par l’expatriation puisque le nombre de départs vers un pays étranger a augmenté de 52 % en 20 ans, passant de 160 000 en 2006 à 270 000 en 2018 d’après l’Insee.
Si l’exode des cerveaux concerne aussi bien les pays développés que les pays en développement, c’est dans ces derniers que les conséquences sont particulièrement nocives, car elles affectent des secteurs vitaux.
Selon l’Organisation de coopération et développement économiques (OCDE), plus d’un million de personnes issues du continent africain et titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur quittent chaque année leur pays d’origine pour partir vers les pays du Nord, plus attractifs en matière de salaire et de niveau de vie.
À cet égard, le nombre important de médecins algériens, zimbabwéens et nigérians officiant respectivement en France, en Afrique du Sud et aux États-Unis illustre la fuite des cerveaux dans le domaine médical et met en évidence les difficultés qu’éprouvent les pays d’origine à retenir leurs talents. L’examen du cas spécifique de la Tunisie permet de mieux comprendre les ressorts de ces processus.
Le cas de la Tunisie
La Tunisie n’a pas été épargnée par cette tendance dont les effets se répercutent sur le produit intérieur brut, mais aussi, à plus long terme, sur le capital immatériel du pays et son développement humain.
Selon l’OCDE la Tunisie était classée en 2020 au deuxième rang des pays arabes en matière de fuite des cerveaux, après la Syrie. Environ 8 200 cadres supérieurs, 2 300 ingénieurs, 2 300 enseignants-chercheurs, 1 000 médecins et pharmaciens, et 450 informaticiens ont quitté le pays en 2018, d’après l’Office des Tunisiens à l’étranger.
Selon une étude menée par l’Association tunisienne des grandes écoles (Atuge), les départs des « talents » sont motivés par les mauvaises conditions de vie en Tunisie, les personnes concernées citant parmi les raisons les ayant poussées au départ la corruption, l’avenir incertain, le climat liberticide, la bureaucratie, l’instabilité politique et les meilleures opportunités professionnelles et financières à l’étranger (un salaire souvent multiplié par six ou sept).
Dans le secteur informatique, tout particulièrement, la fuite des cerveaux ne cesse de s’intensifier, ce qui impacte lourdement les entreprises tunisiennes, qui rencontrent de nombreuses difficultés tant pour recruter des candidats que pour les retenir.
Face à ce phénomène, le gouvernement travaille sur l’allègement du cadre législatif du travail afin d’autoriser le recrutement des étudiants originaires d’autres pays d’Afrique présents sur son sol (on comptabilisait 4 560 étudiants subsahariens inscrits en 2018) et ainsi, selon la formule de Kais Sellami, président de la Fédération nationale du numérique, « endiguer les pertes occasionnées par les départs ».
Par ailleurs, il est important de mettre en œuvre des mesures qui encouragent les migrants qualifiés à revenir dans leur pays après avoir acquis d’utiles compétences à l’étranger.
Ainsi, la Tunisie tient à l’envoi d’étudiants tunisiens dans des universités prestigieuses à l’étranger en vue de les associer ultérieurement au développement des recherches scientifiques en Tunisie même. Le nombre d’étudiants tunisiens en France s’élève à 13 073 en 2019-2020. Cependant, plus de la moitié (55 %) des étudiants poursuivant des études à l’étranger (il y aurait plus de 13 000 étudiants tunisiens en France décident de s’y installer définitivement, refusant tout retour en Tunisie.
Inciter à rentrer
Plusieurs pays, notamment l’Afrique du Sud, ont mis en place des réseaux de reconnexion avec leurs expatriés en leur offrant des motivations pour rentrer, par exemple des avantages fiscaux pour créer une entreprise, des visas de travail pour les épouses étrangères, etc. De son côté, la Turquie a mis en place des mesures spécifiques afin d’inverser la fuite des cerveaux, d’encourager les personnes réalisant des travaux scientifiques de haut niveau à rester dans le pays et d’accroître la main-d’œuvre talentueuse dont le pays a besoin. À ce titre, Ankara accorde, en plus des incitations financières, un soutien pouvant aller jusqu’à 95 000 dollars aux chercheurs qui viendront en Turquie à l’appel du TUBITAK, le Conseil de la recherche scientifique et technologique de Turquie.
De son côté, la Tunisie prend à sa charge le financement de formations complémentaires adaptées aux besoins des entreprises, ce qui vise à permettre aux jeunes diplômés et aux primo-demandeurs d’emploi d’acquérir des « soft skills », des certifications et d’améliorer, ainsi, leur employabilité.
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L’augmentation du nombre des diplômés est une autre mesure envisagée – un processus qui doit être mené en parallèle avec un effort visant, en s’appuyant sur le document de référence qu’est le Référentiel des métiers et compétences, à instaurer un langage commun entre les institutions de formation, les entreprises et le ministère de l’Enseignement supérieur, de sorte que la formation s’adapte mieux à la demande du marché.
Enfin, l’État tunisien met en place des incitations diverses comme les incitations à la coopération entre entreprises et structures de recherche, les fonds de valorisation des résultats de recherche et de transferts d’innovation, la mise à disposition des structures d’appui à la création d’entreprises, les incitations à la recherche, les incitations à la création d’entreprises innovantes, et encourage les investissements étrangers générateurs d’emplois dans plusieurs secteurs d’activités (agriculture, industrie, tourisme, etc.).
Comment les entreprises gèrent la fuite des cerveaux
Un travail important doit être accompli par les entreprises. Celles-ci sont appelées à élaborer des réponses stratégiques adaptées et cohérentes visant à retenir leurs travailleurs les plus talentueux afin de s’épargner les conséquences néfastes de leur émigration. Le groupe tunisien TELNET, spécialisé dans le conseil, l’innovation et les hautes technologies, et qui a réussi à lancer le premier satellite tunisien Challenge One, est lui aussi victime de la fuite des cerveaux.
Aujourd’hui, l’entreprise combine plusieurs mesures afin de maîtriser les flux de départ de ses ingénieurs :
- Construire de nouvelles ressources et compétences externes consiste en installant des filiales à l’étranger afin de préserver le capital humain de la société et maintenir son savoir-faire le plus longtemps possible.
- Anticiper et/ou retarder le départ du personnel ingénieur, grâce au recours aux jeunes diplômés et aux étudiants à la fin du cycle ingénieur pour combler le besoin de main-d’œuvre et maintenir la productivité de l’entreprise.
Un des chefs d’équipe de TELNET témoigne :
« On prend contact avec les universités durant la cinquième année, avant la qualification des étudiants. Il y a un travail en amont pour préparer un catalogue sur nos projets, les compétences recherchées et les objectifs de l’entreprise. »
Le chef d’équipe affirme également que les entreprises possédant des filiales étrangères ne doivent pas hésiter à transférer les employés désireux d’émigrer vers ces filiales, car cette action leur permettrait de préserver le capital humain de la société et de maintenir son savoir-faire le plus longtemps possible.
« Quand nos ingénieurs décident de partir à l’étranger, au moins ça sera avec nous, pour les maintenir et ne pas perdre notre savoir-faire. Les personnes qui désirent partir le pourront, mais resteront avec nous le plus longtemps possible »
En analysant les raisons pour lesquelles les travailleurs partent à l’étranger, il ressort que les motifs financiers demeurent les plus importants. Les entreprises doivent donc revoir leur politique de rémunération et accorder une variété d’avantages, comme les primes, les promotions, mais aussi la reconnaissance, en responsabilisant davantage leurs cadres.
Ils doivent aussi accorder aux seniors, tout comme aux juniors, la possibilité de se former de manière continue, et faciliter leur participation aux conférences et aux salons nationaux et internationaux de leur domaine d’activité.
Une bonne ambiance de travail est fondamentale pour la stabilité du personnel. Ainsi, les dirigeants de ces entreprises sont appelés à multiplier les événements de convivialité afin de consolider les liens entre collaborateurs, faire évoluer la qualité du travail et favoriser le bien-être de tous.
L’enjeu du capital humain
En cette ère de crises successives, le phénomène de la fuite des cerveaux doit être pris en charge par les autorités tunisiennes afin d’éviter le départ ou au minimum le non-retour de ces personnes particulièrement compétentes. Le capital humain, élément clé pour la prospérité économique du pays, doit être valorisé dès la formation, grâce à l’offre d’un climat favorable à l’enseignement et à l’amélioration de la qualité de la formation.
Pour dissuader les personnes qualifiées de quitter leur pays, la Tunisie doit parvenir à créer des conditions pouvant contribuer à leur épanouissement et instaurer des mesures opérationnelles et concrètes de création de richesse et d’emploi, c’est-à-dire offrir des formes de reconnaissance aux plus méritants, assurer de meilleurs emplois et des salaires intéressants, davantage de perspectives et un niveau de vie plus élevé. En outre, la Tunisie doit coopérer avec les pays de destination pour trouver des solutions, telles que la préconisation d’une politique d’immigration sélective minimisant les pertes et/ou maximisant les gains de la mobilité du travail ; et mettre en place des incitations, fiscales ou autres, afin de favoriser les migrations de retour.
Fadia Bahri Korbi, Maître de conférences en sciences de gestion, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.