En Côte d’Ivoire, les politiques nationales de santé publique se heurtent à des croyances locales qui bannissent certains aliments et posent problème dans la mise en place d’une alimentation variée.
Les politiques nationales de nutrition et de santé publique définies par les États africains prennent-elles suffisamment en compte les tabous alimentaires d’origine culturelle ? Plusieurs études démontrent que des facteurs socioculturels ont une influence sur la conduite des parents en matière d’alimentation des nourrissons.
Par exemple, de nombreux tabous liés aux « croyances » limitent la consommation par les enfants en bas âge d’aliments riches en protéines animales. Les pratiques alimentaires qui consistent à s’interdire la consommation d’un aliment existent dans toutes les cultures et sociétés africaines et varient d’une communauté à une autre.
Une étude conduite en 2021 pour l’Université Senghor d’Alexandrie dans le district sanitaire d’Abobo-Est (grande commune populaire d’Abidjan, Côte d’Ivoire) s’est intéressée à relever les croyances, connaissances et pratiques en matière d’allaitement maternel et de diversification alimentaire des mères séropositives se trouvant sous traitement antirétroviral et ayant des enfants âgés de 6 à 23 mois (la problématique avait déjà été traitée par l’Université Senghor et avait concerné les mères en général, mais cette population vulnérable n’avait pas été prise en compte au cours de cette étude).
Cette étude qualitative transversale s’est déroulée sur une période de cinq mois à partir d’entretiens individuels et a concerné 164 femmes, dont 91,5 % ont une charge virale indétectable. Ces femmes ont un âge moyen de 25 ans, elles ont toutes au moins un petit niveau d’études et plus de la moitié sont célibataires, ce qui les rend plus propices à écouter les conseils de femmes plus âgées en matière de nutrition de leurs enfants.
Tabous culturels
Parmi les aliments frappés d’un tabou, figurent fréquemment certains animaux ou végétaux riches en protéines. Chez les Agnis, peuple de l’Est de la Côte d’Ivoire, il a été constaté que les imaginaires sociaux sont associés à l’interdiction de consommer le poisson silure. Chez les Nyabwa, un groupe ethnique de l’Ouest du pays, certains poissons, notamment le silure, ne sont pas consommés et ces tabous peuvent aussi porter sur certaines viandes de brousse, les pois de terre, le taro blanc et les ignames sauvages.
Ces « croyances » déterminant certains comportements répondent à de multiples logiques culturelles et sociales. Parmi celles-ci, on retrouve toujours le souci de la préservation de la santé de l’enfant et celui de lui imposer des règles d’éducation. Ces règles doivent d’autant plus être respectées que leur violation exposerait l’individu, sa famille ou son groupe au courroux divin, à des fléaux ou à certaines maladies.
Dans ce district sanitaire, la plupart des femmes ont allaité leurs enfants mais, pour bon nombre d’entre elles, l’allaitement maternel a débuté à partir du troisième voire quatrième jour après la naissance (39 %). La raison invoquée par la majorité de ces mères tenait à la couleur jaune du premier lait, couleur qui, selon elles, signifierait que le lait n’est pas encore propre pour l’enfant, ce qui pourrait le rendre malade. Il n’y a pas de risque réel pour le bébé qui boit du lait d’une femme séropositive sous ARV, et la plupart des femmes de cette étude avaient une charge virale indétectable. Mais les femmes séropositives entendent beaucoup de rumeurs qui leur font croire que quel que soit leur traitement, puisqu’elle sont séropositives, leurs enfants seront contaminés si elles leur donnent le sein. C’est surtout à cause de ces rumeurs qu’elles ont peur ou même qu’elles refusent de donner le sein. À défaut de lait maternel, d’autres aliments sont donc donnés aux nouveau-nés : de l’eau, du miel, des décoctions et du jus de citron.
S’agissant de la diversification alimentaire, même si la majorité des femmes interrogées ont déclaré savoir que l’introduction des aliments doit débuter à partir de six mois et que les fruits et les légumes dans l’alimentation des enfants sont importants à partir de cet âge, elles ont dit être confrontées aux interdits alimentaires qui existent dans leurs familles respectives – et toutes ont affirmé que ces interdits alimentaires ne sont pas liés à leur statut sérologique.
Les aliments « interdits » cités au cours de l’enquête étaient la patate douce, le tarot, le poisson silure, la banane, la papaye, le soja, le mil, le gombo et les pois. Les œufs, quant à eux, sont proscrits chez 35,4 % des enfants, quelle que soit leur région d’origine. La plupart des femmes interrogées déclarent que ce sont les « vieilles » qui leur ont donné ces conseils.
Dans cette étude, il a été constaté que les protéines, les fruits et légumes et certains tubercules étaient les aliments les plus souvent proscrits, quel que soit la religion ou le niveau d’études des mères. Dans la « croyance » locale, le fait de manger des œufs donnerait à l’enfant un ventre ballonné, et manger certains fruits tels que la banane pourrait empêcher le durcissement des os de l’enfant. En d’autres termes, l’enfant deviendrait « mou » en mangeant de la banane tôt. Ne pas respecter de tels interdits pourrait mettre les « esprits » en colère ou réduire l’intelligence des enfants.
Ces interdits portent sur un nombre non négligeable d’aliments locaux, alors que, dans le même temps, les produits ultra-transformés ou le pain ne sont pas écartés, ce qui incite la population à avoir recours à des aliments importés et plus onéreux.
Ainsi, les tabous alimentaires portent atteinte à une alimentation variée et deviennent néfastes à la santé des adultes et des enfants, y compris des nourrissons, le tout en pénalisant financièrement les ménages.
Les mères écoutent leurs aînées plutôt que les autorités de santé
Les mères, qu’elles soient primipares ou multipares, mettent en pratique les conseils prodigués par femmes « plus âgées » issues de leur famille ou de leur entourage. La plupart des femmes (78 %) rapportent qu’elles ne savent pas pourquoi ces aliments sont interdits, et celles qui disent le savoir (22 %) donnent des raisons qu’elles tiennent des dires des « anciens » : l’enfant risquerait de ne pas être « solide » (30,6 %), la fontanelle de l’enfant « ne se fermerait pas » (19,4 %) ou la santé de l’enfant « serait en danger ».
Ces résultats confirment qu’en Côte d’Ivoire, comme dans d’autres pays d’Afrique, les femmes enceintes et allaitantes sont sensibles aux conseils des mères et grands-mères qui relaient et transmettent des « croyances » concernant la « juste » alimentation. Les tabous alimentaires restent d’autant plus vivaces que l’alimentation et le devenir des tout-petits sont considérés comme une affaire de femmes expérimentées, qui assurent avoir vécu elles-mêmes l’impact positif de ces interdits.
En Afrique, depuis plusieurs années, les politiques nationales de nutrition et celles de santé publique ont fait de la production et de la consommation des produits locaux variés une de leurs priorités.
Ces politiques se heurtent aux « croyances » des populations locales. D’un côté, les acteurs institutionnels (médecins, infirmiers, sages-femmes, acteurs de la nutrition) fournissent des conseils alimentaires aux femmes et jeunes mamans. De l’autre, ces dernières reçoivent des informations et conseils, via les personnes plus âgées, relevant des « croyances » héritées des coutumes familiales ou africaines. Dans ce « face-à-face », les femmes africaines, qui vivent dans des communautés aussi fortes que les structures étatiques sont faibles, font souvent plus confiance à l’expérience des femmes âgées qui vivent à côté d’elles.
Leurs « croyances » restent donc leur principale référence pour effectuer les choix alimentaires des membres de la famille, y compris des enfants et nourrissons. Pour les acteurs institutionnels, cette réalité invite à remettre en cause les actions de sensibilisation auprès des mères et des structures sanitaires, en tenant compte des tabous alimentaires existants, qui varient selon les régions. Le Programme national de nutrition, dans ses démonstrations de diversification alimentaire, essaie d’utiliser les produits locaux de chaque région administrative. Par exemple, quand on se rend compte que les gens mangent plus de riz que de fonio, on s’adapte et on remplace l’aliment dérangeant par un autre qui a la même valeur nutritionnelle.
Au-delà de cette adaptation actuelle, faudra-t-il combattre frontalement ces « croyances » pour les remplacer par d’autres, fondées sur la science contemporaine, ou devra-t-on se contenter d’en limiter la portée ? Dans tous les cas, ces politiques se heurteront à des réticences, ou même à de fortes résistances. La route est longue.
Cet article a été co-écrit avec Basilia Akobi, médecin nutritionniste, Agence universitaire de la Francophonie, Master en développement de l’Université Senghor d’Alexandrie (Égypte).
Louise Christelle Abale, Assistante au département des sciences et techniques, Université Alassane Ouattara de Bouaké
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.