L’éléphant de forêt, en danger critique d’extinction, est un enjeu de société au Gabon, où certains l’estiment trop présent. Mais cette opinion résulte d’erreurs dans l’interprétation des études.
Connaissez-vous les éléphants de forêt (Loxodonta cyclotis) ? En 2021, ils ont été reconnus comme une espèce à part entière par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Dès 1999, des données génétiques ont en effet suggéré l’existence de deux espèces d’éléphants distinctes en Afrique, jusqu’ici suspectées sur la base d’observations morphologiques et comportementales. Il aura fallu encore 20 ans supplémentaires de collecte d’échantillons pour les distinguer définitivement.
Cette espèce discrète, qui vit dans les forêts d’Afrique centrale et de l’Ouest, est pourtant menacée. Dès la fin du XVIIIe siècle, ses effectifs ont chuté drastiquement. L’UICN l’a classée en 2021 comme « en danger critique d’extinction », une catégorie réservée aux espèces dont les populations ont perdu plus de 80 % de leur effectif en seulement trois générations. On estime aujourd’hui qu’il reste moins de 150 000 éléphants de forêt, alors que leur population a pu compter, à son apogée, jusqu’à plusieurs millions d’individus.
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En cause, l’intensification du commerce de l’ivoire dès l’ère industrielle, combinée à une augmentation de la déforestation. La demande d’ivoire, loin de fléchir ces dernières années, a explosé en Asie et a entraîné une résurgence du braconnage d’éléphants en Afrique. Même les populations présentes dans les forêts du bassin du Congo, relativement préservées jusque-là du fait de l’accès difficile de leur habitat, ont fini par être touchées au cours de la dernière décennie. Elles ont ainsi connu une perte brutale de plus de 60 % de leurs effectifs et de 30 % de leur habitat. 95 % des forêts de la République démocratique du Congo sont désormais dépourvues d’éléphants.
Mais l’éléphant de forêt est aussi devenu un enjeu sociétal. C’est le cas au Gabon, où l’espèce est la plus abondante, mais où les conflits entre humains et éléphants, entre pertes de récoltes ou de vies humaines, sèment le doute chez les populations : et s’il y avait « trop » d’éléphants de forêt ?
L’éléphant de forêt, un « ingénieur écologique »
Plus petit que l’éléphant de savane (Loxodonta africana), l’éléphant de forêt se distingue également par des unités familiales plus réduites, généralement composées d’une ou deux femelles accompagnées de leurs petits. Son régime alimentaire est adapté à un environnement forestier, avec une consommation importante de fruits.
Se déplaçant le long de pistes façonnées par des générations successives, l’éléphant de forêt joue un rôle d’ingénieur écologique et contribue à la dispersion de graines de nombreuses espèces d’arbres (par exemple, Irvingia gabonensis – Andok ; Sacoglottis gabonensis – Ozouga ; Drypetes gossweileri – Doussié rouge). Il est indispensable à l’équilibre des forêts du bassin du Congo et au maintien de leur rôle de puits de carbone.
Beaucoup reste à découvrir sur l’écologie de l’espèce, encore peu étudiée en raison de son habitat dense, difficile d’accès, ce qui rend les observations rares. Le développement des techniques de suivi indirectes et non-invasives de la faune sauvage, au cours des dernières décennies, a toutefois permis d’améliorer les connaissances sur les espèces forestières, dont l’éléphant de forêt.
À noter que les éléphants de forêt et les éléphants de savane restent deux espèces qui peuvent se reproduire, donnant naissance à des hybrides. Cependant, les analyses génétiques ont démontré que les éléphants de savane et de forêt d’Afrique sont aussi distincts que le mammouth laineux (Mammuthus primigenius) et l’éléphant d’Asie (Elephas maximus).
Le Gabon, un habitat préservé mais victime des braconniers
Aujourd’hui, plus de la moitié des individus recensés vivent au Gabon, même si le pays ne représente qu’une petite portion de l’habitat historique de l’espèce. Le pays constitue un habitat exceptionnel, avec un couvert forestier sur plus de 88 % de son territoire, sans barrière physique infranchissable. On y trouve des éléphants aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des aires protégées.
Ces derniers sont aujourd’hui menacés par le développement des industries extractives, de l’agriculture et par le braconnage persistant pour leur ivoire. Le parc national de Minkébé, situé au nord-est du pays, autrefois considéré comme la zone abritant la plus forte densité d’éléphants de forêt connue, a subi une perte de plus de 25 000 individus en une décennie en raison du braconnage intense qui y sévit.
Une étude basée sur le traçage génétique de l’origine des grandes saisies internationales d’ivoire a également identifié le Gabon comme l’une des deux principales sources d’ivoire illégal en Afrique. Toutefois, les massacres d’éléphants ont été largement sous-estimés, car il est difficile de recenser des carcasses dissimulées sous la canopée qui se décomposent rapidement. Les patrouilles d’écogardes de l’Agence Nationale des Parcs Nationaux (ANPN) opérant à pied doivent surveiller de vastes zones d’habitat forestier dense et marécageux, ce qui rend la tâche encore plus difficile.
Des éléphants et des hommes
Le développement des activités et des infrastructures humaines crée des conflits autour de l’occupation de l’espace. Les conséquences des conflits homme-éléphant peuvent être lourdes pour les populations rurales, avec des pertes de récoltes, voire de vies humaines dans les cas extrêmes.
Au Gabon, cette problématique est devenue un enjeu social et politique majeur, au point que certains médias nationaux avancent l’idée selon laquelle les éléphants seraient devenus trop nombreux. Une étude publiée en 2021 a utilisé une nouvelle approche génétique pour estimer la taille des populations d’éléphants de forêts au Gabon. Ces travaux ont provoqué un vif débat quant à la tendance démographique de l’espèce.
En effet, cette étude a conclu à une population d’environ 95 000 individus, avec un intervalle de confiance compris entre 59 000 et 131 000 individus. Ce chiffre, quoique entouré d’incertitudes, est supérieur aux estimations précédentes notamment celles de 52 000 individus publiée par Maisels et al. en 2013 et de 70 000 individus publiée par l’UICN en 2016.
Mais le diable est dans les détails : l’intervalle de confiance élevé de la nouvelle estimation de 2021 inclut bien les valeurs hautes des précédentes estimations de 2013 et de 2016.
La guerre des chiffres
Pourquoi de tels écarts et de telles marges d’erreur ? Il faut savoir que pendant trente ans, le comptage des éléphants de forêt a principalement reposé sur une technique indirecte basée sur le relevé des fèces d’éléphants. À partir du taux quotidien de défécation évalué par éléphant et la rapidité de décomposition des crottes, on peut calculer la densité d’éléphants. Or, ces deux paramètres présentent une forte variabilité, pouvant passer du simple au double en fonction du lieu et de la saison.
De plus, en l’absence de données sur certains sites, il a souvent fallu extrapoler à partir de modèles statistiques. Le rapport de l’UICN de 2016 soulignait que 90 % des données disponibles pour le Gabon étaient soit trop anciennes, soit considérées comme peu fiables, qualifiées de « suppositions éclairées ». Bien qu’un travail remarquable ait été effectué par Maisels et al. en 2013 et par l’UICN pour rassembler les sources, il est clair que les chiffres ainsi obtenus sont entourés d’une grande incertitude.
La méthode de l’étude de 2021, réalisée à l’échelle du Gabon, est plus fiable. En effet, elle repose sur l’identification individuelle par ADN, s’affranchissant des problèmes précédents. Mais comme toute méthode d’estimation, elle conserve une marge d’incertitude liée à la taille de l’échantillonnage réalisé. Un effort pour augmenter la taille de l’échantillon étudié, avec les coûts associés, permettrait d’améliorer la précision de l’estimation.
Mais de ce fait, cette étude de référence ne saurait être directement comparée avec les chiffres antérieurs, basés sur une méthodologie trop différente. En d’autres termes, cette étude ne permet pas de conclure à une augmentation de la taille de la population des éléphants de forêt au Gabon.
Récupérer du braconnage prendra des décennies
Au contraire, tous les indicateurs pointent une persistance des menaces, avec en tête le braconnage pour l’ivoire. Les densités faibles estimées dans le nord-est du Gabon confirment que les populations d’éléphants de cette région n’ont pas encore récupéré des pertes liées au braconnage. De plus, les importantes quantités d’ivoire régulièrement saisies témoignent d’une demande persistante en ivoire en Asie.
La récupération post-braconnage de l’éléphant de forêt prendra des décennies, car le taux d’accroissement des populations de l’espèce est très lent. En effet, les femelles de cette espèce longévive ne se reproduisent pas avant l’âge de 10 ans et donnent souvent naissance à leur premier jeune après l’âge de 23 ans. Le temps de génération (temps écoulé entre la naissance d’une femelle et la naissance de son premier jeune de sexe femelle) de l’espèce est le plus long connu chez les mammifères. Il a par exemple été estimé à 31 ans en République Centre Africaine, contre 24 ans chez les éléphants de savane.
Une simulation menée par des chercheurs en 2017 a montré qu’il faudrait au minimum 40 ans pour doubler la taille d’une population d’éléphants de forêt victime du braconnage, quand bien même elle ne serait plus soumise à aucune pression anthropique. Cette étude indique que l’augmentation souvent avancée de 50 % à 100 % des effectifs d’éléphants de forêt au Gabon au cours de la dernière décennie serait tout simplement invraisemblable.
Des erreurs d’interprétation au coût élevé
Ce n’est pas la première fois que des scientifiques mettent en garde contre le risque d’une mauvaise interprétation des estimations de taille de population chez des espèces charismatiques. Une équipe de chercheurs a tiré la sonnette d’alarme en 2022 sur la politisation des comptages des tigres et des lions, qui a entraîné des politiques de gestion inefficaces.
Il est essentiel de relever et de corriger ces erreurs d’interprétation des chiffres. Le risque serait d’entraîner un relâchement des efforts de protection considérables qui ont été investis, permettant au Gabon de rester l’un des derniers bastions des éléphants de forêt.
Les menaces persistent, aussi bien le braconnage, la perturbation des habitats que les conflits homme-éléphant. L’apparente hausse des conflits hommes-éléphants pourrait être causée par des modifications du comportement des éléphants attribuables aux perturbations de leur habitat, par une diminution de la disponibilité des fruits sauvages due au réchauffement climatique, voire par le vieillissement des populations humaines dans les zones rurales.
Il est donc crucial de continuer à protéger, à étudier et à recenser de manière rigoureuse les éléphants de forêt, pour générer des données plus fiables sur les tendances démographiques de l’espèce. Le déclin d’une population peut être extrêmement rapide, mais sa récupération extrêmement lente. La survie des éléphants de forêt au Gabon, espèce clé pour l’équilibre des écosystèmes forestiers et de leur rôle de régulateur du carbone, demeure fragile.
Stéphanie Bourgeois, Coordonnatrice Eléphant et laboratoire de génétique, Agence Nationale des Parcs Nationaux du Gabon; Carla Louise MOUSSET MOUMBOLOU, Coordinatrice scientifique, Agence Nationale des Parcs Nationaux du Gabon; Marie Sigaud, Chercheuse, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et Stephan NTIE, Conseiller Scientifique, Agence Nationale des Parcs Nationaux du Gabon
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.