Au cœur des enjeux de gestion migratoire pour l’UE, les villes de Ceuta et Melilla, portes entre l’Espagne et le Maroc, sont aussi tributaires de leur passé colonial.
Le vendredi 24 juin 2022, entre 23 et 37 personnes (selon les sources officielles du Conseil national des droits humains et de l’Association marocaine des droits humains section Nador) ont trouvé la mort. Ils faisaient partie des centaines de migrants d’Afrique subsaharienne qui ont tenté de forcer les barrières grillagées au point de « Bario Chino » séparant Nador au Maroc de Melilla, ville autonome espagnole encastrée en territoire marocain, tout comme Ceuta, située sur une presqu’île dans le détroit de Gibraltar, face à la pointe espagnole.
Ces enclaves constituent les seules frontières terrestres d’un pays membre de l’Union européenne (UE) avec le continent africain.
Depuis ce drame, chaque pays se renvoie la responsabilité. L’Espagne accuse les mafias, tandis que les associations marocaines demandent une enquête approfondie afin de déterminer ce qui s’est passé, donnant lieu à des récits contradictoires.
Comment expliquer la survenue de ce énième drame humain aux frontières de l’Europe ? Le royaume marocain fait-il du zèle sur ce dossier sensible ou bien n’est-il qu’un pion dans la politique européenne de frontiérisation aux conséquences souvent fatales pour les populations ? Au cœur des enjeux de gestion migratoire par l’UE, ces deux villes de transit, aussi bien en termes de flux de population que de marchandises, sont aussi tributaires de leur passé colonial.
Une survivance anachronique du colonialisme
Selon l’expert Yves Zurlo, ces deux enclaves constituent « une survivance anachronique du colonialisme en Afrique », qui explique en partie leur situation particulière. En effet elles n’ont jamais été rétrocédées au Maroc après la fin de la colonisation (1956) à l’instar des autres territoires.
Cette spécificité leur a, d’une certaine façon, permis de continuer à prospérer et de fonctionner comme les anciens comptoirs coloniaux qu’elles ont été tout au long des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle.
Ces deux « cités autonomes » jouissent d’une fiscalité très particulière (statut de port franc acquis en 1863) ce qui favorise un commerce important entre Espagne et Maroc mais aussi de nombreux échanges plus ou moins licites.
Ainsi, s’il existe bien un impôt régional, les Ceutiens et les Mélilliens « ne payent pas de TVA sur les tabacs, les carburants et les combustibles » et bénéficient de nombreuses réductions de taxes. Par ailleurs, si l’Espagne revendique l’appartenance de ces enclaves à l’UE, ces dernières sont exemptées des droits de douane européens.
Des trafics de « pauvres à pauvres » aux relents coloniaux
Ces spécificités financières ont favorisé les trafics frontaliers illégaux et induisent une culture de l’illicite profondément ancrée sur ces territoires. La situation a perduré depuis les années 1960 avec une certaine complicité et tolérance du Maroc.
Après s’être libéré, le Maroc, fragilisé économiquement notamment par la domination coloniale était dans l’incapacité logistique d’acheminer des marchandises d’importation sur l’ensemble de son territoire. Le royaume avait aussi besoin de faire vivre une partie des populations situées à proximité de ces enclaves, notamment dans la région du Rif qui a souffert longtemps d’un manque d’investissement étatique.
C’est ainsi que s’est mis en place un commerce à grande échelle « de pauvres à pauvres » comme le nomme Alain Tarrius et ce, en dehors de tout cadre réglementaire européen. En témoigne par exemple l’exploitation des « femmes mulets », des Marocaines transportant chaque jour sur leur dos jusqu’à 70 kilos entre les enclaves et le Maroc. Pourquoi des femmes ? Choisies parce que mères, elles ont la réputation de revenir après avoir traversé… Elles passent sans visa et avec un laissez-passer, ce qui devrait exclure ces territoires de l’espace Schengen.
Interdiction de passer pour les uns, autorisation pour les autres lorsque cela profite aux intérêts de l’ancien comptoir colonial.
Ceuta et Melilla, des routes migratoires réactivées
En 1991, avec la création de l’espace Schengen, le renforcement des frontières extérieures européennes devient un principe de gouvernance transnationale pour l’UE, qui, se sentant menacée, se tourne vers des pays tiers limitrophes pour consolider sa sécurité aux frontières.
Cette politique ne fera qu’augmenter le nombre des tentatives de passages clandestins, accentuant alors des réponses toujours plus sécuritaires et entraînant l’UE dans une spirale répressive ponctuée de drames humains.
En effet, la prohibition ne diminue pas les circulations migratoires. Les Africains désirant migrer dans un pays européen, par choix comme par obligation pour ceux qui fuient les guerres, ont dû s’adapter en cherchant de nouvelles portes d’entrée au Nord, comme, par exemple, ces deux enclaves encastrées dans le continent africain, produisant de nouvelles stratégies de contournement.
Ils ont dû aussi prospecter de nouvelles destinations, renforçant ainsi les migrations Sud-Sud, et faisant d’un pays d’émigration comme le Maroc un pays d’installation et de passage vers l’Europe.
Ainsi, en fonction des fermetures/ouvertures, contrôles stricts/souplesse de la surveillance, en lien très souvent aussi avec les relations diplomatiques maroco-espagnoles, les migrants, fins stratèges dans leur manière de circuler vont activer, voir réactiver certaines routes migratoires.
Une crise frontalière permanente
En 2002, après l’arrivée jugée trop importante de migrants marocains et d’Afrique subsaharienne sur la route de Ceuta et Melilla, l’UE a déployé en force un arsenal important (construction de grillages et de barbelés) aggravant une crise frontalière désormais permanente.
En dépit de ces dispositifs, les migrants continuent d’emprunter ces voies qui, espèrent-ils, leur permettront un accès direct à l’Europe. On note d’ailleurs une recrudescence de ces passages et ce en dépit des nombreux risques qu’ils encourent.
Peu à peu, Ceuta et Melilla deviennent des villes de transit vers une Europe qui semble toujours plus lointaine et où les droits des migrants y sont moins garantis entraînant parfois des violences intolérables.
En 2005, les deux enclaves avaient connu l’assaut de centaines de migrants provoquant plusieurs morts, suscitant l’indignation internationale. Dix ans plus tard, les associations décrivent des centres de tris humains à ciel ouvert. Et en 2021, c’est un autre drame migratoire avec les tentatives de passage de [nombreux mineurs marocains] vers Ceuta.
De nouvelles stratégies
Comment faire face à ces enjeux ? Les recherches montrent que de nouvelles politiques s’élaborent, aussi bien au sein de l’UE que du côté marocain.
Depuis plusieurs années, les pays de l’Union européenne négocient la sécurité de leurs frontières extérieures avec les pays qui sont en bordure du continent (Turquie, Maroc et Libye par exemple). L’accord signé en 2016 entre l’UE et la Turquie a ainsi permis d’externaliser l’« accueil » des réfugiés en contrepartie d’aide financière pour la Turquie et de facilitation de visas pour ses citoyens.
De la même façon, le partenariat pour la mobilité signé en 2013 entre l’UE et le Maroc doit faciliter les accords de réadmission et les formalités des visas. Or actuellement, l’offre de visas pour les Marocains est en baisse de la part d’un certain nombre de pays de l’Europe faisant des visas un véritable levier de négociation.
Pour la chercheuse Nora El Qadim, bien que la négociation de la politique migratoire du Maroc et de l’UE soit asymétrique (une Union européenne forte face à un Maroc qui pourrait apparaître comme plus faible), le Maroc élabore une contre-stratégie.
Levier diplomatique marocain
Le Maroc négocie en effet des accords de réadmission de ressortissants arrivés illégalement en Europe. Ces mesures ont été prises pour le moment avec plusieurs pays européens dont la France. En parallèle le Maroc propose d’établir une surveillance et des accords de coopération policière sur son territoire et sur les enclaves de Ceuta et Melilla, tout en résistant à un accord global de réadmission au niveau de l’Union européenne.
Cette démarche a permis au royaume de se positionner diplomatiquement comme leader sur le sujet avec la création d’un observatoire africain des migrations, tant au niveau européen et mondial qu’au sein de l’Union africaine. Un rapport récent a d’ailleurs été publié en ce sens en février 2022.
Mais la question migratoire demeure attachée à l’évolution des enjeux politiques au sein desquels les populations – migrants, habitants, passeurs, frontaliers, commerçants – n’ont aucune ou peu de prise. Le cas des deux enclaves Melilla et Ceuta en témoigne bien. Le durcissement du Maroc ou, au contraire, sa souplesse relative, sera tributaire des tractations diplomatiques ou financières du moment.
Comme le rappelle un article récent paru sur Orient XXI : « depuis 2007, l’UE a versé au Maroc 270 millions d’euros pour financer les différents volets sécuritaires de la politique migratoire marocaine ». Et de souligner que le « Maroc se positionne comme partenaire fiable de l’UE » avec une volonté de mieux coopérer sur le plan sécuritaire avec l’Espagne.
Une tendance qui s’illustre par les drames récents et réactive le postulat de nombreux observateurs : plus de répression aux frontières demeure en effet synonyme de plus de morts. Et avec ce énième drame au point de passage « de Bario Chino », il s’agit pour l’Espagne de choisir qui circule tout en empêchant les migrants de passer, pris au piège par une frontière symbole des vestiges de la colonisation européenne en Afrique.
Chadia Arab, Géographe, chargée de recherche au CNRS, UMR ESO, Université d’Angers and Mehdi Alioua, Sociologue, Doyen de l’Institut d’Etudes Politiques de Rabat, UIR, Université internationale de Rabat (UIR)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.