Ce label de prestige entraînera également une augmentation du tourisme, une appréciation de la culture local et un développement durable dans la région.
L’Unesco a approuvé l’inscription de l’île de Djerba sur la liste de son patrimoine mondial. Le site tunisien est réputé pour ses ruines antiques, ses villages blanchis à la chaux, ses mosquées, églises et synagogues. Aliou Niane de The Conversation Afrique a demandé à Najoua Tobji Ben Rejeb, chercheure en patrimoine environnemental et architectural, quelles étaient les spécificités du site qui ont poussé à cette décision et ses possibles retombées.
Pouvez-vous retracer l’historique du site ?
Ouverte sur la mer, Djerba, la plus grande île du sud de la Méditerranée, a connu depuis l’Antiquité une histoire agitée et mouvementée. Sa situation géographique dans le sud-est de la Tunisie lui a garanti un emplacement stratégique entre les deux rives du bassin méditerranéen et lui a permis de jouer, très tôt, les rôles de terre d’accueil et de plaque tournante marchande entre l’Afrique subsaharienne et l’Europe.
Par ailleurs, l’avènement de l’islam à Djerba a constitué un tournant décisif dans l’histoire de l’île, notamment à cause de la spécificité du rite ibadite embrassé par sa population.
Au XIe siècle, la société à Djerba, était organisée selon un système à dominance musulmane ibadite côtoyant des minorités juive et chrétienne; ce qui conférait à l’île un caractère multiconfessionnel.
La communauté juive de l’île est considérée par bon nombre d’historiens parmi les plus anciennes, sinon la plus ancienne des communautés juives de l’Afrique du Nord.
Ces spécificités cultuelles et cultuelles de la société djerbienne ont engendré, en interaction avec d’autres paramètres comme l’insularité, les conjonctures historiques et le cadre physique, un paysage spécifique où le naturel alternait avec le bâti dans une symbiose exceptionnelle.
D’ailleurs, le bien en série “Djerba, témoignage d’un mode d’occupation d’un territoire insulaire” englobe :
- cinq zones situées dans les vergers de l’île.
- deux agglomérations urbaines, à savoir le village de Hara Sghira, le plus ancien des deux villages de la communauté juive de Djerba et le centre historique de Houmt-Souk.
- 22 mosquées, la synagogue la Ghriba et l’église Saint Nicolas, témoins de la cohabitation de trois communautés ayant des références identitaires et religieuses distinctes.
Pourquoi est-ce si crucial que le site soit désigné comme un site du patrimoine mondial ?
L’inscription du site sur cette liste du patrimoine mondial constitue une reconnaissance internationale de la valeur exceptionnelle de ce patrimoine et de l’importance de sa préservation et sa mise en valeur.
En effet, le patrimoine djerbien constitue le témoignage exceptionnel d’un schéma distinctif de peuplement et d’occupation du sol. Toutefois, ce modèle séculaire fait, aujourd’hui, face à des défis multiples.
Quels sont ces défis?
Aujourd’hui, Djerba est confrontée aux enjeux de la maîtrise de la croissance urbaine et des mutations qui peuvent en découler, notamment ceux touchant ses spécificités patrimoniales. Celles-ci se manifestent dans son architecture vernaculaire résultat d’une interaction efficiente entre le Djerbien et son environnement. Ces spécificités sont également perceptibles à travers le mode traditionnel d’occupation et d’exploitation de l’espace insulaire.
L’inscription de Djerba sur la liste de l’Unesco pourrait jouer un rôle déterminant dans sa sauvegarde et de sa mise en valeur. En effet, l’Etat tunisien, par le plan de gestion, un des principaux constituants du dossier, s’est engagé à prendre les mesures juridiques, scientifiques, techniques, administratives et financières adéquates pour protéger le bien.
Pourriez-vous expliquer les critères d’éligibilité à la liste du patrimoine mondial et comment ce site répond à ces critères ?
Selon la convention du patrimoine mondial “pour figurer sur la liste du patrimoine mondial, les sites doivent avoir une valeur universelle exceptionnelle et satisfaire à au moins un des dix critères de sélection”. L’authenticité, l’intégrité, la protection et la gestion des biens sont également des paramètres importants à considérer lors de l’élaboration d’un dossier d’inscription.
D’un autre coté, le document intitulé Les Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial élaboré par le Comité du patrimoine mondial énumère les étapes et procédures nécessaires pour l’inscription de biens sur la prestigieuse liste de l’Unesco.
Le bien “Djerba, témoignage d’un mode d’occupation d’un territoire insulaire” est inscrit selon le critère V :
être un exemple éminent d’établissement humain traditionnel, de l’utilisation traditionnelle du territoire ou de la mer, qui soit représentatif d’une culture (ou de cultures), ou de l’interaction humaine avec l’environnement, spécialement quand celui-ci est devenu vulnérable sous l’impact d’une mutation irréversible.
La nature d’occupation du sol à Djerba est basée sur un système rural de morcellement du territoire. En effet, les Djerbiens ne se sont réunis ni autour d’une source d’eau ni autour d’une mosquée. Ils ont opté plutôt pour une répartition sur la totalité du territoire selon une logique défensive. La nature de la nappe phréatique et sa répartition ont contribué à l’adoption d’un habitat dispersé et incité au perfectionnement de système de citernes pour pallier le manque d’eau.
Ce système urbain exceptionnel était constitué de quartiers/Houma qui sont un ensemble composés de Menzels (domaines agricoles) auxquels mène un réseau de voies. Deux noyaux urbains constituent, quant à eux, une exception : il s’agit de Houmt-Souk, centre d’échange économique et commercial, et le village juif de Hara Sghira.
Djerba représente ainsi, selon Eric Falt, directeur du Bureau de l’Unesco pour le Maghreb :
un témoignage exceptionnel d’un schéma de peuplement unique et d’une adaptation humaine remarquable, à travers les siècles, aux contraintes d’un environnement marqué par la rareté de l’eau et de nombreuses menaces venues de la mer.
Ce paysage spécifique était également la résultante des périodes tumultueuses et sanglantes qu’avait connues Djerba depuis le haut moyen âge et qui avaient marqué de leur empreinte son paysage architectural et urbain.
Par ailleurs, le bien répond correctement aux conditions d’intégrité et d’authenticité et bénéficie d’un système adapté de protection et de gestion nécessaire pour la sauvegarde des attributs qui lui confèrent sa Valeur Universelle Exceptionnelle.
Selon le paragraphe 49 des _Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial,
La valeur universelle exceptionnelle signifie une importance culturelle et/ou naturelle tellement exceptionnelle qu’elle transcende les frontières nationales et qu’elle présente le même caractère inestimable pour les générations actuelles et futures de l’ensemble de l’humanité.
Pouvez-vous nous expliquer le processus d’évaluation du site une fois qu’il est proposé pour cette distinction ?
L’Institut national du patrimoine (INP) a proposé en 2012, au nom de l’Etat tunisien, d’inscrire l’île de Djerba sur la liste indicative du Patrimoine mondial.
Depuis, une équipe d’experts tunisiens appartenant à divers domaines et spécialités a travaillé à l’élaboration d’un rapport scientifique et technique détaillé, afin de répondre à toutes les exigences formulées dans les orientations de l’Unesco. Les efforts de l’Association pour la sauvegarde de l’île de Djerba (ASSIDJE) ont été, d’ailleurs, déterminants dans l’avancement du dossier. Ce travail de longue haleine s’est achevé, le 1er février 2022, par le dépôt final et officiel du dossier au siège de l’Unesco.
En septembre 2022, une mission technique d’évaluation du (Conseil international des monuments et sites (ICOMOS) s’est rendue à Djerba afin d’examiner le bien et les questions liées à sa protection, sa gestion et sa conservation, ainsi que celles associées à son intégrité et son authenticité, et ce conformément aux exigences établies par les Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial et son Annexe 6.
Les informations complémentaires fournies par l’Etat tunisien, ainsi que le rapport de mission et les études de documents ont été attentivement examinés par les membres de la Commission pour le patrimoine mondial de l’ICOMOS lors de la réunion de la Commission pour le patrimoine mondial de l’ICOMOS, qui s’est tenue à la fin du mois de novembre 2022.
Finalement, lors de la 45ème session du Comité du patrimoine mondial qui s’est déroulée à Riyad en Arabie Saoudite, le dossier de l’intégration du bien au patrimoine mondial de l’Unesco a été examiné et accepté.
Quelles seront les implications du nouveau statut du site ?
L’inscription d’un site sur la liste du patrimoine mondial signifie sa valeur exceptionnelle pour l’humanité et la nécessité de le préserver pour les générations futures. Elle vise également à sensibiliser la population locale sur l’importance de la préservation du bien. Cette quête constituera un moyen efficace pour assurer la cohésion sociale autour d’une cause commune, en l’occurrence la protection du patrimoine commun et sa mise en valeur.
Par ailleurs, le site sera davantage protégé par les instances nationales et locales. Ce label de prestige entraînera également une augmentation du tourisme, une appréciation de la culture locale et un développement durable dans la région.
Cette inscription ne fournit-elle pas des moyens financiers supplémentaires à l’Etat tunisien pour assurer la protection du site?
Pour aider financièrement les Etats parties à protéger les biens inscrits sur la liste du patrimoine mondial, l’Unesco a crée le Fonds du patrimoine mondial qui peut financer des projets concernant les biens inscrits. Cette assistance doit porter, soit sur l’assistance d’urgence ou la conservation et la gestion du bien. Pour bénéficier de cette aide financière, l’Etat tunisien doit, donc, soumettre une demande auprès du Centre du patrimoine mondial de l’Unesco.
Najoua Tobji Ben Rejeb, Maître-assistante en sciences du patrimoine, Université de Carthage
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.