Face à un rejet de la démocratie « à l’occidentale », les pays du continent pourraient élaborer des démocraties « à l’africaine », écrit le chercheur Christian Bouquet.
Le processus démocratique en Afrique, relancé dans les années 1990, a du mal à se mettre en place, notamment parce que le verdict des urnes et le calendrier des élections sont de moins en moins respectés. Assiste-t-on à un rejet de la démocratie « à l’occidentale » ?
Dans son roman Les Yeux dans les arbres, l’écrivaine américaine Barbara Kingsolver prêtait à son héros la déclaration suivante :
« Les hommes blancs nous disent : votez, Bantu ! Ils nous disent : vous n’avez pas à être tous d’accord, ce n’est pas nécessaire ! Si deux hommes votent oui et que l’un dit non, c’est terminé. »
Et le narrateur poursuivait, en apportant une précision qui, justement, est peut-être au cœur du débat actuel sur la démocratie en Afrique :
« Il semble étrange que, de deux individus ayant obtenu l’un cinquante et une voix et l’autre quarante-neuf, ce soit le premier qui gagne tandis que l’autre perd. Cela équivaudra à ce que la moitié du village soit mécontente et, d’après Anatole, un village qui n’est qu’à demi satisfait risque de faire longtemps parler de lui. »
Barbara Kingsolver rapportait ce qu’elle avait retenu de ses jeunes années passées dans la brousse congolaise, où son père avait été médecin au début des années 1960. Si l’intrigue n’a globalement pas grand-chose à voir avec la géopolitique, ces extraits portent l’attention sur l’introduction de la démocratie « à l’occidentale » dans les anciennes colonies d’Afrique.
Un transfert de modèle en deux greffes
Pour le politologue, l’intérêt de son récit vient de ce qu’il démarre en 1959. S’ouvre alors une époque charnière au cours de laquelle la plupart des anciennes puissances coloniales lèguent en héritage aux États nouvellement indépendants leur système démocratique pluripartite.
Ainsi, les colonies françaises, qui avaient testé ce système à la fin des années 1950 avec des candidats du parti communiste, de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière, socialiste) et de l’UNR (Union pour la nouvelle République, gaulliste) lors de consultations électorales au suffrage universel, l’ont conservé au moment des indépendances. Puis elles l’ont rapidement abandonné – en quelques mois – au profit de régimes politiques à parti unique qui, à quelques exceptions près, ont perduré jusqu’au début des années 1990.
Pourquoi cette première greffe avait-elle fait l’objet d’un rejet unanime ? Malheureusement, on ne trouve pas beaucoup d’études approfondies répondant à cette question. Il est vrai que ce serait, d’une certaine manière, faire injure aux pères des indépendances si l’on recouvrait leur image de nationalistes farouches par celle de dictateurs précoces.
Et c’est ainsi que la diplomatie occidentale a effacé des mémoires trente années de régimes autocratiques. On répète souvent que François Mitterrand n’a eu besoin que d’une phrase au Sommet franco-africain de la Baule en juin 1990 pour solder ce passé : « Le vent de liberté qui a soufflé à l’est devra inévitablement un jour souffler en direction du sud ». En réalité, les termes repris ci-dessus sont ceux qu’avait cru entendre son ministre Roland Dumas.
Quand on relit attentivement le fameux discours de la Baule, on y trouve plutôt de multiples précautions. Ainsi Mitterrand reconnaissait-il que « l’Europe dont nous sommes, nous Français, avait à la fois le nazisme, le fascisme, le franquisme, le salazarisme et le stalinisme. Excusez du peu. » Et il assurait qu’il avait entendu les réticences de ses pairs africains :
« Plusieurs d’entre vous disent : transposer d’un seul coup le parti unique et décider arbitrairement le multipartisme, certains de nos peuples s’y refuseront ou bien en connaîtront tout aussitôt les effets délétères. »
Mais il concluait en affirmant que la démocratie était « la direction qu’il faut prendre […] la direction qu’il faut suivre ».
Parmi ceux qui n’étaient pas d’accord se trouvait le plus francophile des chefs d’État africains : Félix Houphouët-Boigny. L’Ivoirien avait même subtilement rappelé que son parti, le PDCI-RDA, pratiquait déjà le multipartisme à l’intérieur du parti unique, faisant ainsi un clin d’œil au parti socialiste français et à ses nombreuses tendances internes.
La machine était cependant enclenchée. Peu à peu, l’aide internationale fut conditionnée au respect des nouvelles règles : multipartisme, liberté d’expression, élections libres et transparentes, respect des droits humains. Plusieurs pays jugèrent bon d’organiser des « conférences nationales » destinées à se mettre d’accord sur le mode d’emploi de ce nouveau modèle. D’autres sautèrent l’étape et l’on vit apparaître sur le continent de nouveaux rapports de force exprimés lors de consultations électorales certes pas toujours transparentes mais considérées par la communauté internationale comme des gages de bonne volonté.
C’était la seconde greffe. Elle ne semble pas avoir mieux pris, puisque depuis 1990 l’Afrique a connu 50 coups d’État, dont 20 dans le seul espace Cédéao (qui regroupe 15 pays d’Afrique de l’Ouest).
Un malentendu sur le vote majoritaire
Barbara Kingsolver avait bien pressenti que la moitié du village serait mécontente de cette règle du 51/49. Et s’il est vrai que les résultats électoraux étaient assez souvent trafiqués dans la plupart des États africains, ils étaient généralement considérés par la communauté internationale comme des indicateurs de bonne santé démocratique. Lors du renversement de François Bozizé, de Blaise Compaoré ou de plusieurs autres de même nature autocratique, les voix furent presque unanimes pour déplorer qu’on ait pu destituer des « présidents démocratiquement élus ».
Mais le « mécontentement du village » s’est parfois transformé en situations insurrectionnelles. Dans les années 2010, les printemps arabes ont vu des centaines de milliers de personnes manifester contre les autocrates, qui ont finalement été renversés grâce à l’appui de l’armée. Dans cette dynamique, le cas du Burkina Faso mérite d’être souligné : les observateurs (et les acteurs) ont considéré que c’était le peuple qui avait contraint Blaise Compaoré à démissionner le 31 octobre 2014.
Naturellement, l’armée avait fini par se ranger du côté des manifestants pour faciliter le basculement, mais « la rue » a continué à faire entendre sa voix bien après le renversement du président « démocratiquement élu ». C’est ainsi que, à l’époque, des manifestations dites spontanées ont éclaté dans la capitale Ouagadougou chaque fois qu’une décision du gouvernement de transition ne plaisait pas. En 2021 à Dakar, des manifestations populaires massives avaient, de la même manière, assiégé le tribunal censé juger un homme politique.
On pourrait alors parler de « ruecratie », et il aurait peut-être été pertinent d’approfondir les analyses sur ces mouvements populaires qui visent implicitement à se substituer aux pouvoirs exécutif et législatif, voire judiciaire, lorsque ceux-ci ne vont pas dans leur sens.
Depuis, cette tendance en apparence contradictoire – qui consiste à exiger le retour à l’ordre constitutionnel et l’organisation d’élections dans les meilleurs délais, tout en contestant la valeur des décisions sorties des urnes – a prospéré, notamment à l’occasion des récents coups d’État (Mali et Burkina Faso). Ainsi avons-nous pu entendre à de nombreuses reprises des manifestants, des militants et des membres de la société civile affirmer que l’armée avait eu raison de renverser un président qui ne donnait pas satisfaction. Souvent ce jugement était complété par une mise en garde de l’Occident quand il entend donner à l’Afrique des leçons de démocratie.
« Les échecs de la démocratie en Afrique reflètent-ils l’incapacité des Occidentaux à exporter leur “modèle”, ou l’immaturité des Africains ? », s’interrogeait Achille Mbembé dans Le Monde du 18 octobre 2011. Et l’écrivain de répondre :
« La question n’est pas de savoir si les Africains sont mûrs pour la démocratie, mais de s’atteler à ce travail patient et critique d’invention de formes sociales d’échanges qui correspondent à la mémoire et aux pratiques des gens. »
Si l’on s’en tient à la mémoire, il faudra en revenir – sauf erreur dans la connaissance historique – à la gérontocratie. Si l’on se réfère aux « pratiques des gens » telles qu’elles s’expriment depuis quelques années dans les capitales africaines, il faudra effectivement « inventer des formes sociales d’échanges » qui s’écarteront des modèles connus, sachant que gérontocratie et « ruecratie » ne sont pas compatibles.
Le spectre de la théocratie
Et il faudra faire vite, car il est un modèle dont l’ombre plane sur toute la zone sahélienne : celui de la théocratie, porté par des islamistes qui ne sont pas qualifiés de djihadistes sans raison. Le nord du Mali a eu l’occasion d’expérimenter ce régime pendant plusieurs mois, et les signes qui nous viennent d’Afghanistan sont très inquiétants.
Pour l’heure, l’Afrique connaît une expansion de la stratocratie (du grec stratos, armée), car ce sont des hommes en treillis qui assurent ce qu’ils appellent des « transitions » vers des régimes correspondant à l’ordre constitutionnel, dont rien ne les empêche d’ailleurs de faire partie durablement. Une douzaine de pays d’Afrique sont dans ce cas. Au Sahel, cela pourrait malheureusement constituer la transition vers une théocratie.
Finalement, cette instabilité généralisée semble dénoter une perte de confiance des peuples dans les institutions. Bientôt pourrait circuler cette paraphrase du discours de Mitterrand :
« L’Afrique dont nous sommes, nous Maliens, ou Burkinabè, ou Guinéens, affiche les régimes de Bongo, de Biya, de Kagamé, de Goïta, de Deby, de Damiba, de Doumbouya. Excusez du peu. Alors, quel est le bon modèle ? »
Christian Bouquet, Chercheur au LAM (Sciences-Po Bordeaux), professeur émérite de géographie politique, Université Bordeaux Montaigne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.