Au lendemain de l’annonce par la présidence tchadienne du report du Dialogue National Inclusif initialement prévu mi-février au 10 mai prochain, après les manifestations violemment réprimées à Abéché lundi 24 janvier, le Tchad est-il entré dans une période de graves turbulences ?
Hamid Barkai, ancien commandant de l’armée tchadienne sous Hissène Habré puis Idriss Déby, réfugié politique sur le sol français depuis 1999, fondateur en septembre dernier du Front Patriotique Tchadien, veut aujourd’hui lever toutes les illusions sur le processus démocratique promis par le pouvoir de transition mis en place à N’Djamena depuis le décès de l’ancien président, en avril 2021.
Pour ce militaire de carrière formé en France, aux États-Unis et au Nigeria, l’état des lieux est celui d’un pays ravagé par trente années d’accaparement du pouvoir et de pillage des richesses orchestré par le clan Déby (composé essentiellement par la « famille » et des cadres du MPS, Mouvement patriotique du salut, parti historique d’Idriss).
Le Journal de l’Afrique : Pourquoi avez-vous créé le Front Patriotique Tchadien ? Quelle est la vocation de cet énième parti ?
Hamid Barkai : Le FPT est un mouvement civil et politico-militaire composé d’anciens officiers et de cadres politiques tchadiens dont l’objectif est d’engager un processus de réconciliation et de reconstruction nationales. Bâtir un Tchad qui renoue avec la prospérité et avec sa dignité, voilà ce qui nous anime.
À la mort d’Idriss Déby, le 20 avril dernier, nous aurions pu croire que les choses allaient enfin changer. C’était certes un moment compliqué : quand un président meurt au combat, tout peut basculer. Le pays pouvait imploser. Le soutien de la France a été encore une fois décisif. Malheureusement, c’est le fils adoptif d’Idriss, un militaire, Mahamat, qui a été choisi pour présider le Conseil militaire de transition qui gouverne actuellement le Tchad. C’est une totale erreur de casting.
Sur les 15 membres du CMT, 6 sont d’anciens chefs de guerre du clan Déby ; les 9 autres appartiennent au système Déby qui a totalement privatisé les richesses de notre pays à son exclusif bénéfice depuis trente ans et accumulé des richesses à l’étranger. Résidences, villas en Afrique, Europe, Canada, Dubaï, Indonésie, comptes en Suisse, aux Bahamas et autres paradis fiscaux : ces gens-là sont devenus multimilliardaires sur le dos du peuple tchadien.
Nous ne pouvons laisser notre pays continuer d’être pillé par des gens sans foi, ni loi. Trente ans après, notre système judiciaire ne brille que par son impunité ; le taux de malnutrition ne cesse de croitre ; notre jeunesse est livrée à elle-même ; notre système éducatif, de santé et social demeure déficient ; notre économie continue de dépendre des aides extérieures alors que nous sommes un pays exportateur du pétrole. Le système Déby doit aujourd’hui disparaitre, s’il le faut par la force.
La violente répression des manifestations qui ont eu lieu à Abéché lundi 24 janvier, dont le bilan provisoire s’élève à 21 blessés et 16 morts dont un jeune enfant, est pour nous l’intolérable illustration du sentiment d’impunité d’un régime qui se croit au-dessus des lois. Non seulement la junte s’est permis de nommer un chef de canton dans une région traditionnellement placée sous l’autorité d’un sultan, mais elle a envoyé la Garde présidentielle pour calmer des manifestants pacifiques sur lesquels elle a tiré à balles réelles. On peut affirmer que le CMT brille davantage par son recours à la violence et à l’arbitraire que par sa capacité à préserver la cohésion sociale.
Des élections doivent pourtant se tenir en octobre prochain selon les engagement pris par le Conseil Militaire de Transition à la mort de l’ancien président et un projet de loi sur une amnistie générale a été évoqué par le président Mahamat Idriss Déby afin de favoriser le processus de réconciliation nationale. Qu’en pensez-vous ? Entendez-vous y participer ?
Huit mois après le décès d’Idriss, rien ne montre que les élections promises auront bien lieu de manière transparente et démocratique. Au contraire, tout porte à croire que le CMT cherche à assurer la continuité de ce système clientéliste, népotique et clanique. L’une des premières mesures de Mahamat a été de s’octroyer une étoile supplémentaire et de s’autoproclamer général d’armée ! À 35 ans, ce n’est pas sérieux ! Alors maréchal dans dix-huit mois ?
Un vrai processus de réconciliation nationale implique de faire un état des lieux de trente ans de règne de feu Déby père et de situer les responsabilités sur les différents problèmes qui minent le Tchad et ses institutions. Sans cela la réconciliation n’aura pas lieu. Le projet de loi sur l’amnistie est à géométrie variable, elle intègre certains et exclut d’autres, comme le FACT ou le mouvement « Les transformateurs ». Comment peut-on parler de dialogue sans ces forces politiques crédibles ? Si élections il y a, de quelles élections s’agira-t-il ? Les Tchadiens ont déjà assisté aux précédents simulacres qui ont reconduit Idriss à la présidence six fois (en 1996, 2001, 2006, 2011, 2016 et 2021). Tous les indices sont réunis qui dessinent une transition dynastique et non une véritable alternance démocratique. La participation du FPT au dialogue est conditionnée à la modification de la Charte de transition qui fait office de constitution : nous demandons qu’y soit inscrite la disposition essentielle selon laquelle les membres actuels du CMT ne participeront pas aux prochaines élections.
Sur quels soutiens et moyens le FPT peut-il aujourd’hui compter ?
Nous comptons essentiellement sur les forces de l’intérieur. Outre un corps de quelque 3000 hommes basés dans le Nord du Tchad et de nombreux appuis dans les cadres de l’armée, notre principal soutien, ce sont les Tchadiens eux-mêmes, lassés par trente années de corruption, de spoliation et d’appauvrissement de leur pays. Aujourd’hui, il n’y a plus que deux camps au Tchad : le système Déby et celui des Tchadiens. La majorité des Tchadiens aspire à un changement en matière de gouvernance et de régime. La préservation du pouvoir par la force les rend impuissants face à la déliquescence de leur pays et de ses institutions. La lutte armée s’impose comme seul recours pour mettre un terme à l’arbitraire, à la corruption, à l’impunité et créer les conditions de l’émergence d’un État responsable au Tchad.
Quelle est votre position sur le rôle de la France ?
La France, comme les Tchadiens, a été surprise par le décès prématuré du Président Déby. Dans les heures suivant sa mort, l’objectif était d’empêcher l’éclatement d’une guerre au sein de la capitale tchadienne. D’où le choix porté sur l’aile forte de l’armée tchadienne… Le Tchad est engagé avec la France sur les théâtres des opérations de maintien de la paix au Sahel où sa présence est indispensable. Et il continuera de se battre auprès de ses voisins sahéliens et de ses partenaires européens. L’une des causes de l’insécurité au Sahel est l’absence de développement qui est aussi un problème de gouvernance interne. En tant que partenaire du Tchad, la France cherche à préserver sa place privilégiée au Tchad. Elle fait ce qu’elle estime nécessaire dans son intérêt par rapport à la situation actuelle. Il nous revient quant à nous Tchadiens de faire ce qui est nécessaire pour répondre à la volonté de notre peuple. La junte militaire utilise l’aide et le soutien de la France pour se maintenir au pouvoir et assurer la pérennité du système Déby. À la France maintenant de se tenir du bon côté de l’Histoire et de ne pas se rendre complice d’une succession dynastique et clanique au Tchad. L’attentisme conduit toujours au mal qu’on essaie d’éviter.
Quel danger menace le Tchad selon vous ?
En l’absence d’une vraie transition démocratique, un scénario d’implosion du pays est inévitable. Il faut aujourd’hui sauver le Tchad du chaos et du péril Déby. Le système Déby fonctionne comme une Mafia car il a pris ouvertement le contrôle de tous les postes-clés de l’économie pour s’approprier les richesses du pays : recettes aurifères, douanières, et aussi revenus issus de l’exploitation pétrolière initiée en 2003. Jamais aucun président tchadien n’a bénéficié de telles ressources. Or la situation de notre pays est un désastre et n’a fait que s’aggraver au cours de ces dernières années. Parmi les pays les plus pauvres de la planète, classé au 196e rang mondial sur 199 en termes d’Indice de développement humain, sans sécurité, avec une administration, un système éducatif et de santé défaillants qui hypothèquent son avenir, gangrené par la menace terroriste, l’arrivée massive de réfugiés soudanais, l’avenir du Tchad est sombre. Un Tchadien sur quatre vit aujourd’hui en situation d’insécurité alimentaire extrême alors que le pays doit affronter la menace climatique, l’accélération de la désertification, l’assèchement du Lac Tchad. On peut d’ailleurs s’interroger sur le degré de cécité des ONG présentes sur place… Car une chose est sûre : le clan Déby est largement responsable de ce bilan. Tant de richesses accumulées à l’extérieur du pays au détriment des Tchadiens ! Mais cela peut signifier aussi que si les choses commençaient à mal tourner pour eux, ils ne feraient pas long feu et pourraient rapidement quitter le pays. On aurait pu imaginer qu’un tel scénario allait se produire à la mort d’Idriss. Cela n’a pas été le cas. Ils sont restés. Mais maintenant, leur temps est compté.
Vous avez été un proche conseiller militaire d’Hissène Habré. Quel est votre point de vue sur les crimes commis par le régime ? Quelles garanties offrez-vous pour l’avenir du Tchad ?
Hissène Habré est acteur important de l’histoire du Tchad. Il a joué un rôle incontournable dans la préservation de l’intégrité territoriale du Tchad. Il fait partie de l’histoire de notre pays et cela personne ne pourra le dénier. Il est déplorable que son règne ait été en partie marqué par des crimes et des exactions. Il a été jugé et condamné pour les faits qui lui sont reprochés. Donc je ne vais pas revenir sur le procès et le passé.
De toute évidence, le Tchad doit faire face à de défis d’ordre conjoncturels et structurels. La seule chose que je pourrais garantir au peuple tchadien, c’est ma volonté de remettre le pays sur la voie de la bonne gouvernance et de la prospérité. Et cela ne se fera pas sans le travail. Les Tchadiens doivent renouer avec la culture du travail et l’exigence du résultat. Nous devons bâtir des institutions solides pour mettre fin à toute forme d’arbitraire et garantir l’égalité des chances entre les Tchadiens. Les problèmes du Tchad ne trouveront pas des solutions du jour au lendemain. Nous devons créer les cadres nécessaires, mettre en place un processus et une vision claire qui nous permettrons de trouver les solutions adéquates tout en répondant aux aspirations de la population. En ce sens, Le FPT se veut rassembleur de tous les Tchadiens. Ceux de l’intérieur comme ceux de la diaspora, sans exception et sans distinction ethnique aucune. Mon souhait est de mettre le Tchad sur le chemin de la prospérité. Nous devons mobiliser et fédérer tous ces Tchadiens désireux de faire de leur pays un État responsable qui répond à la volonté de son peuple et qui préserve sa dignité. J’ai lutté pendant vingt années avec force et devoir pour rétablir le Tchad dans son intégrité territoriale et sa sécurité lorsque ces dernières ont été menacées. Je continuerai de dédier ma vie à cet objectif : faire de mon pays un État responsable, œuvrer pour les intérêts du Tchad et des Tchadiens.