Au Sénégal, la popularité et la créativité des séries relèguent le cinéma au second plan. Ces séries convoquent un imaginaire éloigné du cinéma explicitement politique de l’ère post-indépendance, écrit l’anthropologue et chercheur au CNRS Thomas Fouquet.
L’industrie cinématographique au Sénégal se signale par sa relative fragilité. En attestent, entre autres, le nombre très réduit de longs métrages réalisés chaque année mais aussi, à l’autre bout du circuit de production, de salles de cinéma. Beaucoup d’observateurs y voient les effets d’un engagement insuffisant de l’État ; un autre problème fréquemment allégué est l’insuffisance des moyens techniques nécessaires à la fabrication locale d’un film, particulièrement en phase de postproduction.
Outre ces facteurs d’ordre structurel, on peut évoquer la quasi-disparition au Sénégal de la « situation de cinéma », pour reprendre l’expression de Roland Barthes. Le philosophe désigne ainsi l’expérience totale – à la fois sociale, physique et psychique – que constitue le visionnage d’un film dans le cadre collectif d’une salle sombre. Les diffuseurs au Sénégal ont longtemps omis de communiquer sur cette « expérience cinéma »… et pour cause, dès lors qu’il n’y avait pas de salles où l’éprouver, ou si peu.
L’émergence des séries locales
Alors que Dakar ne comptait plus aucun cinéma depuis de longues années, quatre salles ont été ouvertes assez récemment. Le groupe Pathé doit quant à lui inaugurer un complexe de sept salles d’ici à début 2022. Une culture du loisir cinématographique est en ce sens tout entière à réinventer, sinon à bâtir, à l’heure où des salles rouvrent au moins dans la capitale, mais aussi face à l’explosion de nouveaux types de médias.
Si les difficultés du cinéma relèvent d’une histoire longue, le succès des séries produites et réalisées sur le continent est en revanche récent – avec, au Sénégal, une accélération très nette au cours de la décennie écoulée – et à ce point massif qu’il pourrait, selon certains, signer la disparition du grand écran dans sa forme classique. La profusion de ces contenus accessibles sur petits écrans – télévisions, ordinateurs et, de façon toujours croissante, smartphones – crée de facto une nouvelle donne dans le champ de la consommation audiovisuelle. Au Sénégal, des sociétés de production collectionnent les « produits phares » cumulant des millions de vues, entre télé et webdiffusions.
En octobre 2020, le journal Le Monde arguait ainsi que Dakar pourrait devenir un « petit Hollywood » tant les « séries sénégalaises partent à l’assaut du monde », séduisant un large public, aussi bien au Sénégal qu’auprès des diasporas.
Fortes de ce succès, les séries les plus populaires deviennent des instances de « placement de produit » via, notamment, les articles de consommation courante intégrés à la mise en scène et mis en avant de façon plus ou moins subtile. Beaucoup de ces séries-vitrines publicitaires offrent le spectacle d’une Afrique urbaine moderne, faite de villas cossues, d’intérieurs chics, de belles voitures, de corps parés de vêtements de créateurs en vogue sur le continent, etc. Accessoires matériels dénotant aisance et styles de vie afropolitains d’un côté, individus désirables et désirants de l’autre, se conjuguent dans la figuration d’une « modernité de consommation ».
À côté de ces œuvres où l’inspiration « télénovelesque » ne paraît jamais loin, d’autres genres s’affirment. La récente série Walabok, réalisée par Fatou Kande Senghor, présente une immersion dans la banlieue dakaroise à travers l’histoire d’une adolescente passionnée de rap, qui tente de tracer son sillon dans l’univers du hiphop sénégalais et de conférer ce faisant un sens à son existence, en dépit d’obstacles multiples. La série policière Sakho et Mangane fait quant à elle se rencontrer les mondes de la modernité urbaine dakaroise et ceux du fantastique relevant de cultures du terroir, tout en jouant sur les codes bien rodés du duo de flics improbable.
À partir de divers genres – romances glamour, teen movies teintés de culture ghetto, intrigues policières –, ces œuvres dépeignent un Sénégal « émergent » et foisonnant, connecté au temps du monde et devenant néanmoins peu à peu son propre centre et sa propre matrice de désirabilité. Ces fictions tranchent ainsi avec les visions plus sombres ou archaïsantes du continent, mais aussi avec des récits longtemps restés majoritaires voire exclusifs dans le champ cinématographique sénégalais.
Émancipation postcoloniale et « paradigme éducatif »
Il faut admettre que, sur le plan de l’imagination créative – des histoires racontées, des thèmes abordés et des genres mobilisés –, les séries disposaient d’un vaste espace encore inexploré. Cela tient pour une large part à l’histoire postcoloniale des cinémas d’Afrique, même s’il est bien sûr impossible de parler de façon homogène d’un continent si vaste et traversé d’histoires nationales si diverses. Cette diversité ressort en matière d’audiovisuel et de fiction notamment dans les cas particuliers du Nigéria et de l’Afrique du Sud post-apartheid.
Il reste que, jusqu’à très récemment, au Sénégal et en Afrique de l’Ouest francophone, une majorité de fictions ont été dominées par ce que l’on pourrait nommer un « paradigme éducatif ». Suivant cette perspective, la créativité n’irait pas sans la nécessité de soucieusement inculquer des préceptes, canaliser les goûts et orienter les consciences, voire discipliner les foules par le biais médiatique, comme l’expose Mweze Ngangura dans son article « African Cinema. Militancy or Entertainment ? ».
Cette politisation du culturel n’est pas propre au cinéma et constitue en fait le socle sur lequel se sont bâtis de nombreux États postcoloniaux. Les études dédiées à la réception des séries au Sénégal portent elles aussi la marque de ce paradigme éducatif : on y scrute la façon dont les (télé)spectateurs utilisent la fiction pour apprendre et s’approprier des manières d’être et de faire, dans différents registres du social et de l’intime.
Dans l’ensemble, la question du plaisir procuré au et recherché par le public est reléguée au second plan. Voir le cinéma – et la fiction audiovisuelle plus largement – comme simple produit culturel de divertissement s’apparenterait à une trahison de sa mission sociale et politique, clairement définie dans la charte d’Alger, adoptée à l’unanimité par les membres de la Fédération panafricaine des cinéastes (FEPACI) lors de leur deuxième congrès, en 1975. Ainsi, face à la nécessité d’accompagner le développement endogène de l’Afrique et de contrer ce faisant la domination dont elle est l’objet, « le cinéma a un rôle primordial à jouer parce qu’il est un moyen d’éducation, d’information et de prise de conscience », affirme cette même charte. La visée émancipatrice qui sous-tend ce manifeste, sans doute nécessaire au moment de son adoption, aura toutefois bridé les imaginaires cinématographiques.
La revanche du spectateur, ou le « danger d’une narration unique »
En restreignant de facto le périmètre légitime de la créativité, les rédacteurs de la charte d’Alger n’avaient pas anticipé que les sociétés africaines pâtiraient aujourd’hui, précisément, du manque de diversité des récits les concernant.
D’où l’urgence de faire proliférer in extenso les paroles de soi sur soi. Il s’agit notamment de faire des films « par nous et pour nous » suivant le slogan du centre Yennenga créé à Dakar sous l’impulsion du réalisateur Alain Gomis. Celui-ci vise à apporter des solutions de postproduction aux cinéastes du continent, facilitant ainsi la fabrication de davantage de films. Plus généralement, l’enjeu est de donner à voir et à entendre la pluralité intrinsèque de ces sociétés, bien au-delà des particularismes étroits auxquels on voudrait les assigner.
L’écrivaine Chimamanda N. Adichie parlait à cet égard du « danger d’une narration unique », soulignant ainsi combien le pouvoir procède de la capacité à produire une infinité de récits de soi, d’occuper l’espace auto-énonciatif et de ne point céder aux « Autres » la possibilité de nous définir à notre place. La romance, le film d’action ou policier, la comédie, le fantastique, bref, le divertissement, y tiennent une place pleine et entière, en contribuant à dépeindre les sociétés dans leurs multiples facettes, pour beaucoup encore insoupçonnées s’agissant de l’Afrique. Ils posent simultanément l’imaginaire, le rêve, l’émotion, parfois le frisson, comme leviers narratifs fondamentaux. Ces genres sont par ailleurs ceux qui mobilisent le plus les spectateurs à travers le monde.
Cette dynamique déjà à l’œuvre ne pourra qu’être consolidée par l’enrichissement des moyens techniques et humains dont le Sénégal sera très prochainement le théâtre. En septembre 2021, ouvrira à Dakar une école Kourtrajmé, pendant ouest-africain de l’établissement éponyme créé à Montfermeil par le réalisateur Ladj Ly. Sous la direction de Toumani Sangaré, lui-même réalisateur et membre fondateur du collectif Kourtrajmé, deux sessions de formation de six mois chacune seront organisées : écriture de scénario d’abord, réalisation ensuite. Charge aux élèves scénaristes d’écrire une série, puis aux apprentis cinéastes de la réaliser.
Il n’est pas anodin que le choix du format série ait été privilégié. Selon Toumani Sangaré, que j’ai rencontré en mars 2021 à Dakar, « l’écosystème sénégalais n’est pas prêt pour la réalisation de longs métrages » qui s’écarteraient des codes encore dominants, alors même que l’art du décalage, assez iconoclaste, est précisément la marque de fabrique du collectif Kourtrajmé. L’implantation quasi simultanée du centre Yennenga et de l’école Kourtrajmé pourrait être une contribution cruciale au débridage des imaginaires ; la multiplication des récits filmiques en sera à la fois le garant et le moteur.
L’immédiat-politique du divertissement
Une hypothèse assez contre-intuitive surgit finalement. Alors qu’au Nord, l’aliénation par le biais d’un divertissement médiatique « opium du peuple » est aujourd’hui une vieille rengaine, on peut suggérer qu’au Sénégal, le problème se renverse. La recherche du divertissement pour le divertissement y aurait une portée critique intrinsèque, renvoyant à l’idée d’un « immédiat-politique » de la fiction audiovisuelle, selon le concept développé par Deleuze et Guattari dans leur essai « Kafka : pour une littérature mineure ». Autrement dit, la dimension politique du divertissement tiendrait moins au contenu des œuvres, qu’aux conditions entourant leur création puis leur réception.
L’affirmation d’un droit au plaisir, à la légèreté, à la rêverie, ferait en ce sens défi à la doxa développementaliste qui, sous diverses formes, a longtemps enserré et contraint la fiction, cinématographique notamment. Rendre aux publics populaires la part d’hédonisme et d’insouciance à laquelle ils ont droit, et à laquelle ils aspirent, c’est aussi permettre que le pouvoir de jouissance ne soit plus le domaine réservé des élites, intellectuelles comme politiques, locales comme internationales.
Pour dérangeante que puisse être cette assertion, semblant célébrer la passion consumériste bien caractéristique de nos temps néolibéraux, peut-être est-il surtout temps de faire confiance aux spectateurs africains, c’est-à-dire admettre pleinement leur capacité de choix dans un environnement médiatique où choisir n’est plus nécessairement un luxe. Sans qu’aucune instance, d’ici ou d’ailleurs, ne s’estime fondée à juger la pertinence ou la légitimité de ces goûts.
Ce texte s’appuie sur une recherche personnelle en cours intitulée « Reconfigurations du champ cinématographique au Sénégal : contraintes structurelles, créativité et imaginaires populaires ». Ce travail s’inscrit dans le programme collectif « La fabrique des communautés imaginées : liens sociaux, filières économiques et enjeux politiques des industries culturelles en Afrique » (FASOPO/AFD).
Thomas Fouquet, Anthropologue, chercheur CNRS à l’Institut des mondes africains, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.