La valeur d’un héros ne se mesure ni par sa force, ni ses idées, mais par le nombre de personnes qu’il inspire. De ce point de vue, Al-Khattabi est sans aucun doute l’une des figures historiques les plus emblématiques du continent. Il est aujourd’hui encore un symbole de la lutte contre le colonialisme.
Mohammad ben Abdelkrim Al-Khattabi, né en 1882, était fils d’un cadi — un juge — érudit et influent de la tribu des Aït Ourriaguel, la plus importante du Rif. Le Rif était alors une région qui s’étendait sur le tiers nord de l’actuel Maroc jusqu’à Collo, en Algérie à l’est.
Al-Khattabi a été instruit par son père. A l’âge de 11 ans il rejoignit l’Université de Fès, pour étudier la législation islamique, la langue et littérature arabe jusqu’en 1906. Il a passé ensuite trois ans en Espagne où il a fait des études de droit.
Son père avait une relation particulière avec l’Espagne : informateur et soutien des Espagnols, il a permis à Abdelkrim d’obtenir un poste d’instituteur à l’école de Melilla. Il a aussi été engagé en tant que journaliste pour « El Telegrama del Rif », une publication dans laquelle il prêchait les avantages d’un protectorat européen, et particulièrement espagnol, en Afrique.
En 1910, Abdelkrim occupa un poste de secrétaire-interprète au Bureau des affaires autochtones de Mellila. Il était connu pour son intelligence, son efficacité et sa discrétion.
Un an après le début du protectorat espagnol (1912), il fut nommé cadi. Etant donné sa position, il devint une figure de prestige et un homme riche et connu. Cependant, son statut lui apporta aussi un devoir de réserve lié à la neutralité de l’Espagne durant la 1ère Guerre Mondiale, qu’Abdelkrim et son père ne respectèrent pas.
Les Espagnols trahirent les Khattabi. Le père et le fils furent alors accusés de soutenir subrepticement les agents allemands et arabes dans le Rif. La pension du père fut suspendue et Abdelkrim incarcéré dans une prison de Melilla de septembre 1915 à août 1916.
Bâtir une nation
Malgré le retour d’Abdelkrim à son poste de cadi en 1917, la pression des Espagnols pour que la famille Al-Khattabi retourne participer à la « pacification » du Rif la mit dans une position intenable vis-à-vis de son propre peuple.
En décembre 1918, Abdelkrim abandonna son poste de juge, appela son frère à revenir de Madrid et ils rejoignirent leur père à Ajdir. En 1920, la famille avait définitivement rompu ses liens avec l’Espagne et organisait activement la résistance aux empiètements espagnols dans le Rif central.
Abdelkrim s’est avéré très efficace dans l’organisation de la résistance contre l’avancée espagnole entre juin et août 1921. Des affrontements ont marqué le déclenchement de la guerre du Rif.
L’armée de conscrits espagnols, mal organisée, commandée par le général Manuel Fernàndez Silvestre, fut mise en déroute par les combattants d’Abdelkrim lors de leur retraite du campement d’Annoual le 22 juillet 1921. Presque 10 000 soldats espagnols furent tués et une grande partie de l’armement abandonnée.
Après la victoire à Annoual, les résistants du Rif ont récupéré tout le territoire de la partie orientale du protectorat espagnol. En 1922, Abdelkrim, surnommé alors le « Lion du Rif » proclamait l’indépendance de la République confédérée des Tribus du Rif. Abdelkrim était devenu une figure héroïque, se tenant debout et fier contre le colonialisme européen. Ses partisans au Rif, dans le monde islamique et la gauche internationale le considéraient comme le seul Mujahid — « résistant » ou « guerrier » — de l’époque.
Abdelkrim a promulgué des lois modernes issues du code juridique musulman, et a commencé à organiser la République du Rif comme il se devait. Il a remplacé la hiérarchie sociale tribale décentralisée par une bureaucratie et une armée nationales. Il a bâti un réseau de routes et de télécommunications et signé des accords commerciaux avec d’autres pays.
Malgré les tentatives des colonisateurs espagnols d’obtenir une victoire diplomatique tout en se retirant de la partie occidentale du protectorat, Abdelkrim ne fit pas de concessions.
Abdelkrim déplaça ensuite ses forces vers la frontière avec le protectorat français pour protéger ses lignes d’approvisionnement. Les Rifains ont dépassé les positions avancées des Français et fait 6 200 victimes françaises, mettant en péril les centres urbains de Fès et Taza.
Ce succès, cependant, a condamné la cause rifaine, car il a permis l’alliance de deux puissances coloniales dans la répression du soulèvement du Rif. L’entrée en guerre de la France avec les forces du maréchal Pétain, ainsi que les renforts espagnols du nouveau dirigeant Miguel Primo de Rivera, ont poussé le Rif à diluer sa présence militaire en 1925.
Après une coordination minutieuse, une offensive conjointe fut lancée en septembre 1925, les Espagnols débarquant quelque 18 000 soldats à Al-Hoceima Bay et les Français envoyant 20 000 soldats dans le protectorat espagnol depuis le sud. Les forces d’Abdelkrim comptaient au plus 13 000 hommes.
La résistance rifaine fut déterminée, mais échoua finalement face au nombre écrasant de soldats et à l’équipement moderne des armées coloniales. Au printemps 1926, l’armée d’Abdelkrim était épuisée. Le 27 mai 1926, lui et sa famille se rendirent de manière symbolique aux Français plutôt qu’aux Espagnols.
Un héros national en exil
Les Français ont renvoyé Abdelkrim, son frère, son oncle et leurs familles respectives à Fès, puis à Casablanca, où ils ont embarqué sur un bateau pour Marseille. Le 2 septembre 1926, le bateau a navigué pour l’île de la Réunion.
Abdelkrim et sa famille sont restés en exil à la Réunion pendant les vingt années suivantes. En 1947, les Français ont accepté la demande d’Abdelkrim pour que sa famille et lui soient transférés en France pour des raisons de santé et le bien-être de ses enfants.
Bien que le plan français fût de déplacer le groupe vers le sud de la France, cet arrangement a déraillé à cause des nationalistes marocains. Ces derniers ont détourné le navire à Port-Saïd, en Egypte, pour ensuite transférer la famille au Caire, où le roi Farouk leur a offert l’asile.
En Egypte, Abdelkrim s’est associé au Comité de Libération du Maghreb Arabe jusqu’en 1951. Il a continué à donner des interviews et à écrire des articles en faveur de l’anti-colonialisme européen et de la libération de l’Afrique. Même après l’indépendance du Maroc en 1956, et malgré les appels des rois et politiciens marocains, Abdelkrim a toujours refusé de retourner au Maroc tant que les Espagnols et les Français y avaient encore une présence, même moins importante.
Moulay Mouhand, le « Lion du Rif », a été le premier héros d’une longue bataille qui continue encore. Il a été le premier à dénoncer le néocolonialisme. Il est mort en 1963 au Caire, où il a eu le droit à des funérailles nationales dignes de son héroïsme.