Alors que le terrorisme en Afrique s’étend sur une grande partie du continent, la menace n’est plus contenue à l’intérieur des frontières des pays concernés. Face à ce constat, six Etats africains ont décidé de mutualiser leurs efforts afin d’y apporter une solution collective et adaptée.
Ouganda, Sénégal, Congo-Brazzaville, République démocratique du Congo (RDC), Togo et Mauritanie. Autant de pays africains qui initieront une coopération inédite en matière de sécurité, plus particulièrement de lutte contre le terrorisme. La fondation African Global Security (AGS) sera lancée dans les prochains jours sur décret présidentiel signé par Macky Sall. La vocation d’AGS ? Mutualiser les efforts des Etats africains avec l’aide des spécialistes de la structure, afin d’appréhender le phénomène du terrorisme en Afrique dans sa dimension globale, pour ensuite traiter les informations non pas par pays mais par blocs de pays africains.
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Et il faut dire que les présidents des pays fondateurs d’AGS, avec le chef d’Etat ougandais Yoweri Museveni en porte-étendard, affrontent d’ores et déjà des menaces terroristes variées, des mouvements politiques armés mutés en rebelles menaçant l’intégrité territoriale et la vie des citoyens, en passant par les groupes issus de conflits civils antérieurs dont l’idéal a disparu mais dont la violence augmente, jusqu’aux intégristes qui terrorisent les civils et multiplient les massacres.
« Le point commun entre les groupes terroristes en Afrique, c’est que leurs crimes ne se conforment pas aux règles de la guerre, résume un spécialiste du terrorisme en Afrique. Leurs activités ne se limitent pas à un pays mais en couvrent souvent plusieurs, voire s’installent délibérément dans les régions frontalières afin d’handicaper les forces de sécurité, qui se partagent très peu, ou pas efficacement, les renseignements ». Mais, surtout, ces groupes imposent un contexte de guerre dissymétrique — sabotages, guérillas, bombardements, raids — dans des régions peu protégées.
Quels défis affrontent les Etats initiateurs de cette coopération en matière de lutte antiterroriste en la matière, et quelle est leur expérience dans le domaine ? Et comment la mise en commun de leurs efforts permettra-t-elle à la fondation AGS de mettre en place, comme la fondation l’écrit dans son communiqué de presse, « une région et un monde plus sûrs et plus stables » ?
La menace terroriste dans les Grands Lacs s’étend
L’Afrique des Grands Lacs, qui s’étend du sud de l’Ethiopie au nord du Malawi, est une région qui abrite des dizaines de groupes terroristes, dont trois majeurs : les Forces démocratiques alliées (ADF), Boko Haram, et les Shebabs. Boko Haram est actuellement en déroute, surtout depuis la mort de ses leaders Abubakar Shekau, en mai dernier, et son rival et fils du fondateur de la nébuleuse Abou Mosab al-Barnaoui. Quant aux Shebabs, une offensive des forces kenyanes et de l’Amisom entre 2011 et 2014 a permis de neutraliser leur menace le long de la côte somalienne.
Les ADF sont devenus, en revanche, beaucoup plus hostiles depuis qu’ils ont subi un revers après l’offensive des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) dans l’est de la RDC. Un épisode qui illustre la mutation des groupes terroristes, qui évoluent mais ne meurent pas.
Résultat : le changement de mode opératoire des ADF — initialement un groupe rebelle en Ouganda — a pris de court les Etats de la région. Les victimes civiles se comptent en centaines, rien que pour 2021. Et malgré l’opération militaire conjointe de l’Ouganda et de la RDC, déraciner les ADF exigera également des efforts dans les secteurs de l’éducation, de l’infrastructure, de la diplomatie et des renseignements.
De même, dans le cas des Shebabs et de Boko Haram, l’effritement des deux organisations a simplement permis un rapprochement avec d’autres organisations terroristes, cette fois non-africaines, à savoir al-Qaïda et l’Etat islamique. Ces deux groupes détiennent des antennes dans d’autres régions d’Afrique. L’influence de ces organisations est ainsi devenue, ces derniers mois, plus globale sur le continent.
Comment contenir la propagation du virus Daech ?
Si Yoweri Museveni et Félix Tshisekedi affrontent cette menace sur les frontières communes de leurs pays respectifs, et que Denis Sassou N’Guesso fait face à la vague migratoire qui en résulte, les trois chefs d’Etat savent bien que la menace doit être appréhendée au niveau continental, car elle ne se limite pas aux Grands Lacs. Le modus operandi des terroristes peut être anticipé en étudiant celui des « organisations mères », établies plus solidement au Sahel et en Afrique du Nord.
En ce qui concerne l’Etat islamique (Daech), sa présence en Afrique gravite autour de deux groupes : l’Etat islamique dans le Grand Sahara (EIGS) et le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM). L’EIGS, dont le chef Adnane Abou Walid al-Sahraoui est mort le 17 août dernier, est actif dans une zone regroupant le Niger, le Nigéria, le Bénin et le Burkina Faso. Quant au GSIM, beaucoup plus politisé, il concentre ses activités sur tout le territoire malien, et a fait quelques apparitions récentes dans le sud de l’Algérie et l’est de la Mauritanie.
Cela fait déjà deux ans que le Togo de Faure Gnassingbé aligne des forces militaires pour affronter la propagation des menaces terroristes venues du nord. Toutefois, si les attentats des groupes affiliés à Daech au Bénin voisin prouvent quelque chose, c’est bien qu’un dispositif sécuritaire performant est insuffisant pour contenir les dégâts des attentats ou les prévenir.
Or, le Togo n’a que peu d’expérience dans l’affrontement des offensives terroristes. Une source militaire togolaise informe Le Journal de l’Afrique que plusieurs cellules de reconnaissance démantelées par les forces armées dans le nord du pays ont vu leurs membres relâchés après avoir été interrogés, par manque de preuves et à cause d’un vide juridique, ainsi qu’une absence d’échanges avec les pays d’origine des assaillants – Burkina Faso, Bénin et Mali. « Nous n’avons pas vu la menace terroriste arriver », déplore un ministre, expliquant que le manque d’expérience togolaise en la matière pose un véritable problème.
L’origine commune des organisations terroristes
Voilà qui montre à quel point le « nationalisme sécuritaire » est inefficace dans la lutte antiterroriste. Les doyens des chefs d’Etat membres d’AGS, Sassou N’Guesso et Museveni, anciens militaires, ne le savent que trop bien : la communication bilatérale peu sauver des vies et prévenir des catastrophes.
Mais ces deux-là sont aussi conscients que, à mesure que les groupes terroristes évoluent, la sécurité de l’Afrique doit elle aussi évoluer. Et l’interdépendance des Etats africains devient aujourd’hui une nécessité.
Enfin, « DSN » et Museveni savent également pertinemment que les groupes rebelles peuvent engendrer des cellules terroristes. Au Congo-Brazzaville, la guerre civile a donné lieu à des années d’escarmouches avec les rebelles dans l’est du pays. En Ouganda, ADF était, initialement, un mouvement politique composé de rebelles. L’organisation est désormais un groupe terroriste présent dans 7 pays africains.
Au Sénégal, justement, l’escalade des violences du MFDC, qui avait attaqué une patrouille des Casques Blancs sur la frontière sénégalo-gambienne et kidnappé 7 soldats, libérés le 14 février, montre à quel point la solution politique au conflit peut parfois paraître insuffisante. Pour Macky Sall, améliorer le dispositif sécuritaire est aujourd’hui primordial, afin de garantir l’intégrité du Sénégal si les pourparlers initiés en 2017 échouent.
Seulement voilà, si les violences venaient à éclater à nouveau entre l’Etat sénégalais et les rebelles casamançais, deux pays voisins pourraient faire office de base arrière pour le MFDC : la Gambie et la Guinée-Bissau.
L’étude du mode opératoire des groupes rebelles, devenus terroristes, dans les autres pays africains, s’impose donc comme une évidence pour l’Etat sénégalais. Ce qui expliquerait, en plus de la récente prise de fonctions de Macky Sall en tant que président de l’Union africaine (UA), la raison de l’implication du Sénégal dans la fondation AGS.
Une solution africaine, pour un problème africain
Un contexte géopolitique anime aussi la lutte antiterroriste en Afrique. Souvent, les interventions étrangères, comme celle de la France au Mali et au Niger, ou celle du Royaume-Uni et des Etats-Unis en Mer Rouge, ou encore celle de l’Union européenne dans le Golfe de Guinée, se montrent inefficaces. Voire néfastes.
Le soutien militaire africain, lui, a prouvé son efficacité dans d’autres cas de guerre antiterroriste, bien que la médiatisation des victoires africaines fasse toujours défaut. Il suffit de rappeler, en 2008, l’opération antiterroriste mauritano-algérienne après une série d’attentats d’al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI). Ou encore celle de l’Algérie et la Tunisie en 2007, et ensuite en 2016. Plus récemment, l’intervention de la SADC, épaulée par l’armée rwandaise, a fait ses preuves sur le terrain mozambicain. Le Tchad aussi a réussi à repousser la menace de Boko Haram à plusieurs reprises, mais en l’absence de coopération avec le Nigéria et le Cameroun, le groupe sévit toujours.
Mais ce qui manque à ces opérations africaines conjointes a toujours été le partage de l’information, ainsi que la compréhension des origines de la menace terroriste. Ainsi, au Sahel par exemple, on voit que Daech et AQMI agissent en toute impunité, pendant que les forces étrangères cherchent surtout à « protéger leurs intérêts » ou se contentent de bombarder des sites potentiels, parfois avec des « dommages collatéraux » qui se comptent en vies civiles. C’est par ailleurs l’une des raisons de l’échec de Barkhane au Mali : les chefs des groupes terroristes meurent, mais leur influence subsiste, et les attentats empirent, aussi bien en termes de violence que de dégâts.
Il s’agit alors, aujourd’hui plus que jamais, d’établir une « culture sécuritaire » africaine, moderne, efficace, et non pas délimitée par les frontières héritées par la colonisation. En Afrique, les groupes terroristes sont aussi moins enracinés que dans d’autres régions du monde, comme l’Extrême-Orient ou l’Amérique du Sud. Si les Etats africains mutualisaient aujourd’hui leurs efforts, peut-être pourraient-ils y faire face, sans être dépendants de l’aide étrangère, trop souvent conditionnée.