Pour résoudre les conflits djihadistes au Sahel, il faut aussi traiter les djihadistes comme des acteurs politiques qui cherchent à proposer une gouvernance alternative, estiment deux chercheurs.
La région du Sahel, une zone composée de pays en grande partie semi-arides situés sous le Sahara, ne cesse de subir les attaques des insurgés djihadistes d’affiliations diverses.
Les « insurgés djihadistes », définis au sens large, s’appuient sur la rhétorique religieuse pour mobiliser sur le plan politique et utilisent la violence pour atteindre leurs objectifs.
Des groupes, tels que Boko Haram et la Province d’Afrique de l’Ouest de l’État islamique, ont prouvé leur capacité de résistance au Nigeria et dans certaines régions du Niger. D’autres groupes, comme Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin et l’État islamique dans le Grand Sahara, continuent de se mobiliser au Mali, au Burkina Faso et au Niger.
Ces groupes retiennent l’attention de la communauté internationale en raison de leur violence. Environ 500 civils ont été tués par des présumés jihadistes, au Sahel en 2021. Parmi les exemples récents, il y a les massacres perpétrés au Niger et au Burkina Faso.
Mais cette violence occulte un autre aspect de ces groupes: ils conçoivent d’autres formes de gouvernance locale dans les zones rurales. Et la façon dont ils gouvernent varie, d’un groupe à l’autre et au sein des groupes, même s’ils adhèrent à une idéologie salafiste djihadiste répandue.
Il n’existe que des recherches académiques éparpillées sur le sujet. Par conséquent, dans le cadre d’une étude plus vaste portant sur le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Nigeria, nous avons passé en revue les recherches existantes afin d’examiner la manière dont les djihadistes gouvernent dans la région et les raisons pour lesquelles leur gouvernance diffère.
Nous avons constaté qu’ils ne suivent pas de modèles idéologiques stricts pour imposer leur domination. Ils ne s’appuient pas non plus uniquement sur le recours à une violence spectaculaire. Ils adaptent sans cesse leur manière de gouverner en fonction de la dynamique interne des factions et de la pression des acteurs étatiques et non étatiques tout ayant du répondant par rapport à la politique locale.
Comment les djihadistes gouvernent
Les insurgés djihadistes, comme les autres insurgés, gouvernent par la force. Mais cette violence peut varier selon la proportion avec laquelle ils décident de frapper leurs cibles de manière sélective ou sans discernement. Des sous-groupes de la Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin affiliée à Al-Qaïda, ont généralement pris pour cible les personnes qui ne collaborent pas avec eux, les autorités gouvernementales et les forces internationales, principalement au Mali. L’État islamique dans le Grand Sahara a, en revanche, attaqué des civils sans discernement.
Les groupes djihadistes imposent parfois leur interprétation de la charia (loi religieuse) au niveau local par le biais de châtiments sévères. Ces mêmes groupes peuvent faire preuve de retenue ailleurs pour éviter de s’aliéner les communautés locales. Leurs engagements idéologiques transnationaux peuvent être incompatibles avec les normes locales et les intérêts des détenteurs du pouvoir en place.
Les élites locales, à savoir les chefs religieux et les chefs de village, peuvent jouer un rôle important dans la manière dont les groupes djihadistes exercent leur autorité. À titre d’exemple, le groupe Ansar Dine dans la région de Kidal au Mali a conservé les juges locaux de la charia (qadis), qui ont limité l’application stricte de la charia par le groupe.
Des chercheurs ont souligné la façon dont les gouverneurs rebelles mettent parfois en place des administrations élaborées, mais les insurgés djihadistes du Sahel semblent avoir développé des institutions locales plus fluides, moins formelles, pour maintenir le contrôle social sur les populations locales.
Des groupes comme la Katiba Macina et l’État islamique dans le Grand Sahara ont mis en place des tribunaux mobiles pour rendre la justice au niveau local, là où ils ne pouvaient pas être présents en permanence. Certains groupes ont collecté la zakat (impôt islamique) auprès des populations locales. Toutefois, d’après les rares recherches existantes, les services publics fournis par les djihadistes en retour semblent assez limités.
Bien que ces groupes puissent soutenir des objectifs régionaux ou mondiaux, ils ont tendance à positionner leurs projets de gouvernance en fonction des conflits et des clivages en cours. Les djihadistes cherchent à avoir une emprise sur les communautés locales en s’alliant à certains groupes dans les conflits existants. Certains ont tenté, par exemple, de recruter des bergers peuls en leur promettant un accès à des ressources comme les pâturages. Ils sont également intervenus pour régler des conflits, afin de proposer un type de justice plus efficace que celui de l’État.
L’explication des différents styles
Le rôle joué par l’État et les acteurs non étatiques, tels que les milices, les groupes d’autodéfense et les groupes rivaux, constitue l’un des facteurs qui permettent d’expliquer les différences de style de gouvernance entre les groupes jihadistes. Les opérations anti-insurrectionnelles peuvent, entre autres, empêcher les djihadistes de mettre en place des institutions, les confinant à un style de gouvernance plus opaque. Par ailleurs, les groupes djihadistes rivaux peuvent adapter leur style de gouvernanceen s’adonnant à la surenchère pour continuer à bénéficier du soutien des communautés.
Une autre explication réside dans la structure organisationnelle. Les groupes djihadistes diffèrent en ce qui concerne leur cohésion et leur degré de centralisation. La dynamique dans les factions peut entraîner des différences de gouvernance. Il se peut que les dirigeants ne soient pas toujours en mesure de discipliner les sous-commandants pour s’assurer que leur vision est appliqué au niveau local.
Les divergences dans leur engagement idéologique peuvent fournir des indices sur ce que l’on peut attendre de la gouvernance djihadiste. Cependant, il n’existe pas de modèles prêts à l’emploi pour une « vraie » gouvernance islamique. Les commandants et les membres des groupes interprètent l’idéologie tout en étant eux-mêmes influencés par les traditions et les exigences locales.
Enfin, la politique et les conflits locaux influencent considérablement la gouvernance djihadiste. L’exploitation des divisions et des griefs sociaux peut permettre à un groupe d’imposer de nouveaux systèmes sans recourir uniquement à la violence. Les relations sociales que le groupe entretient avec la population locale, notamment les affinités ethniques et les liens claniques ou tribaux, influent sur leurs actions éventuelles. Les acteurs locaux peuvent également organiser une résistance collective qui remet en question les projets de gouvernance djihadistes.
Labels mondiaux, gouvernance localisée
Ces conclusions préliminaires sont riches d’enseignements pour les décideurs politiques. Coller une étiquette de djihadisme salafiste ne renseigne pas sur la manière de gouverner d’un groupe. Il faut plutôt étudier ces divers groupes en tant qu’organisations politiques complexes émanant de contextes sociopolitiques et économiques locaux. Le soutien apporté aux jihadistes provient souvent des couches qui s’estiment lésées et qui y voient un moyen d’améliorer leurs conditions sociales. Leur essor au niveau local ne se résume pas à une question d’attrait religieux.
La résolution des conflits djihadistes au Sahel nécessitera l’doption d’une approche tendant à les traiter non seulement comme des terroristes ou des criminels, mais aussi comme des acteurs politiques qui cherchent à proposer une autre forme de gouvernance.
Natasja Rupesinghe, Research Fellow and PhD Candidate, University of Oxford, Norwegian Institute of International Affairs and Mikael Hiberg Naghizadeh, DPhil-Candidate in International Relations, University of Oxford
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