Le Jolof rice est originaire du Sénégal. Cette paternité a été prouvée par l’histoire et confirmée par l’Unesco. Le Sénégal doit relever plusieurs défis pour profiter de cette labellisation.
Le Jolof rice ou riz au poisson – appelé également ceebu jën, selon l’orthographe wolof – a été inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco à la demande du Sénégal. Au-delà du débat entre nations ouest-africaines sur la paternité de ce mets, les défis qui attendent le Sénégal pour tirer profit de cette reconnaissance sont nombreux.
L’origine de ce plat est liée, d’abord, à un point d’histoire. Précisément, la colonisation a substitué aux cultures vivrières la brisure de riz, importée à partir de l’Indochine. Ensuite, interviendra ce que nous avons appelé dans notre livre Le ceebu jën, un patrimoine bien sénégalais le coup de génie des autochtones, notamment des Saint-louisiens. Sous ce rapport, la principale curiosité était la suivante : comment réussir, à partir de ce qu’on n’a pas produit, à créer du tout à fait nouveau. Et en l’occurrence, pour le ceebu jën, ce n’est pas uniquement le riz qui est exporté. Excepté le poisson, pratiquement toutes ses composantes essentielles témoignent, par leur provenance, d’une économie extravertie.
La légende Penda Mbaye
Le riz sera l’objet d’un traitement original, au terme duquel sera inventé un mets méconnu aussi bien de ceux-là qui ont la culture du riz que des producteurs des légumes. Au nom de riz au poisson est régulièrement accolé le nom d’une femme, Penda Mbaye. Si nul ne conteste cette filiation entre ce plat et cette dame, il reste que de sérieuses informations sur l’identité de cette femme, sur le lieu et l’époque où elle a vécu et sur les conditions de la création de ce mets font cruellement défaut. C’est pourquoi nous avons affirmé dans notre livre qu’elle a bien vite quitté l’histoire pour se tailler une place de choix dans la légende.
Le colon trouvera la stratégie idoine pour « accrocher » ses sujets. L’acte un fut de mettre sous dépendance du riz tous ces déconnectés des activités agricoles, venus tenter de faire fortune dans les marchés à Saint-Louis, une des portes d’entrée des Occidentaux et, pendant une bonne période, capitale de l’Afrique Occidentale Française.
Suivront, ensuite, les paysans, premières victimes de l’économie désarticulée par la disparition programmée des cultures vivrières. Si on ajoute à ces franges, les enseignants, les différents agents de l’administration et les militaires, on comprend mieux le processus pernicieux de promotion du riz.
Débordant les centres urbains, le riz sera consommé sur, pratiquement, l’essentiel de la colonie du Sénégal. Et, à la faveur du brassage, les « étrangers », en épousant des Saint-Louisiennes, ramènent à leur terroir d’origine leur « douce moitié » qui ne rate pas l’occasion de faire goûter à leur nouvelle famille les délices du riz au poisson. Conjuguant expertise et coquetterie, elle « s’amusera » à servir le riz au poisson dans ses différentes déclinaisons : riz rouge, riz blanc sauce goorjigèen – ce mets à cheval sur le riz rouge et le riz blanc est appelé riz homme-femme.
Enjeux gastrodiplomatiques
Du succès de la stratégie de promotion du riz par les forces coloniales a résulté l’ancrage d’une économie foncièrement extravertie. Des indépendances à nos jours, des efforts ont été fournis pour produire du riz en Casamance et dans la région de Saint-Louis. Dans le même mouvement, l’exploitation des zones maraîchères des Niayes et du Gandiol a contribué à répondre au besoin des populations en matière de légumes.
Il a été noté une revendication fort divergente de la paternité du ceebu jën. Cependant, cette controverse n’a jamais débouché sur ces « guerres » qui provoquent souvent des soubresauts de violence dont a parlé Paul Bocuse, surnommé « le pape » de la gastronomie française. Pour illustration, il souligne que lors de la venue de Barack Obama, en 2013, en Israël, les Palestiniens avaient estimé qu’en servant au président americain du houmous, leurs voisins avaient commis un « vol de leur héritage culturel». L’auteur indique que, outre le houmous, le falafel, autre mets fort prisé de cette région, est aussi objet de la même « guerre » entre le Liban et Israël.
Nigérians et Ghanéens ont revendiqué la paternité du Jolof rice. Mais, dans notre livre, nous indiquons que la « sénégalité » de ce plat est d’autant plus établie que la référence au « Jolof », ancien royaume, constitutif du Sénégal, n’est pas une simple clause de style.
Comme il arrive dans l’histoire, quand un art atteint une certaine notoriété, sa paternité devient objet de controverses. Il s’y ajoute que les transformations et les différentes déclinaisons subies par le mets peuvent contribuer à brouiller les repères historiques. En l’occurrence, lorsque que le ceebu jën renvoie exclusivement au riz au poisson, le jolof rice s’accommode, de manière indifférenciée aussi bien de la viande, du poulet que du poisson. Sans doute, il s’agit d’un enrichissement indéniable, mais dans le patrimoine originel, il existe des codes qui permettent de distinguer les différents types de plats. Nous pensons d’ailleurs qu’aujourd’hui la question de la paternité soulève de moins en moins de passion.
Les défis à relever
Depuis décembre 2021, l’Unesco a intégré le ceebu jën sur la liste du patrimoine immatériel l’humanité. Cette labellisation par l’Unesco de la version sénégalaise du riz au poisson a, d’abord, le mérite de valoriser ce que les Sénégalais ont à un double niveau. Ce classement de cet art culinaire dans le trésor de l’humanité est une reconnaissance d’un savoir-faire, partie intégrale du patrimoine immatériel. Et c’est toujours bon pour le mental des Africains. Il s’agit aussi d’un encouragement à fournir un effort plus soutenu pour faire du consommer local une réalité, voire un réflexe.
Cette labellisation a sans doute aussi des incidences tout à fait positives pour l’économie, le tourisme, l’agriculture, la pêche, la restauration, etc. Il n’est pas non plus superflu d’y intégrer les enjeux dans le cadre de la gastrodiplomatie. Toutefois, mettre à profit tous ces avantages exige que le Sénégal veille davantage sur ses ressources halieutiques et, surtout, règle, pour de bon, la récurrente question de l’autosuffisance en riz pour mettre un terme à cette perversion scandaleuse consistant à se nourrir de ce que l’on ne produit pas.
Le Sénégal, dont la réputation repose davantage sur son rayonnement culturel et sa diplomatie, a tout intérêt à s’inscrire dans cette mouvance. Ainsi, il lui reviendra de revaloriser, en plus du riz au poisson, tout son patrimoine gastronomique, afin d’en faire un atout supplémentaire au profit du rôle qu’il entend jouer dans le concert des nations.
Dans cet esprit, l’Institut de technologie alimentaire retrouverait une nouvelle jeunesse. A cet établissement public, créé en 1963, avait été assignée la mission de recherche-développement en alimentation et nutrition.
Dans cet esprit de valoriser le riche patrimoine sénégalais, l’institut pourrait se fixer comme objectif de promouvoir tout ce remarquable consommable sénégalais à base de mil ou de fruits locaux. Et pour relever ce défi, le Sénégal serait bien inspiré de mettre à profit toute l’expertise avérée des institutions de recherche, des universités, de la Société nationale d’aménagement et d’exploitation des terres du Delta et de la Vallée du fleuve (Saed), d’Africa Rice et des différents acteurs de son économie.
Cet article a été écrit avec la contribution de Alpha Amadou Sy, co-auteur du livre Ceebu jën, un patrimoine bien sénégalais.
Fatima Fall Niang, Directrice du Centre de recherche et documentation du Senegal (CRDS), Université Gaston Berger
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.