Londres et Kigali ont signé un accord qui permettra au Royaume-Uni d’envoyer au Rwanda les migrants qu’il refuse d’accueillir. Un texte qui enfreint, entre autres, la Convention de Genève.
Le 19 décembre, le « rêve » de Suella Braverman, la ministre de l’Intérieur britannique, s’est – presque – réalisé : celle qui rêvait de voir décoller avant le 25 décembre un premier avion pour le Rwanda emportant à son bord des migrants entrés irrégulièrement sur le sol anglais n’aura pas reçu ce « cadeau de Noël », mais à tout le moins elle aura eu la satisfaction d’entendre la Haute Cour de Londres valider la faisabilité juridique du dispositif.
Attendu bien au-delà des frontières du Royaume-Uni et du cercle des spécialistes des questions de migrations, cet arrêt témoigne des enjeux d’un mécanisme téméraire par lequel le gouvernement britannique entend montrer à ses électeurs – car tel sera probablement son principal effet – que la « maîtrise des frontières », promise lors du Brexit, est à son agenda, et qu’il reste donc quelques raisons de voter « conservateur » lors des prochaines échéances électorales.
Que prévoit cet accord ?
L’ambition officielle de ce « memorandum of understanding » est de limiter les arrivées sur le territoire anglais d’étrangers dépourvus du droit d’y entrer et d’y séjourner. Il s’agit de décourager les traversées de la Manche sur des embarcations de fortune, lesquelles se sont multipliées ces derniers mois pour atteindre plus de 40 000 en 2022.
Issu d’un protocole d’accord signé le 13 avril 2022, le dispositif prévoit l’acheminement vers le Rwanda des demandeurs d’asile arrivés au Royaume-Uni « illégalement ou par des méthodes dangereuses ou inutiles depuis des pays sûrs » et qui ne peuvent être admis sur le territoire anglais. Après un « screening » (examen sommaire) de leur situation, ces personnes, si elles entrent dans le champ d’application de l’accord, seront envoyées au Rwanda – quelle que soit leur nationalité, et quand bien même elles n’auraient jamais eu quelque contact que ce soit avec cet État. La plupart de ceux qui ont traversé la Manche en 2022 sur des embarcations de fortune sont d’ailleurs originaires d’Albanie, d’Afghanistan ou d’Iran.
Une fois au Rwanda, cet État aura la charge de leur accueil et de l’examen de leur demande d’asile. Si celle-ci prospère, elles seront autorisées à séjourner au Rwanda, sans possibilité ou presque de retourner au Royaume-Uni. Si la demande est rejetée, le Rwanda devra accorder aux personnes ainsi déboutées un titre de séjour sur un autre fondement, ou les renvoyer vers un pays tiers qui les accepterait. Enfin, cet accord est défini par ses rédacteurs comme « non contraignant » juridiquement et insusceptible de recours.
Cela n’aura pas empêché la Cour européenne des droits de l’homme de demander, le 14 juin 2022, la suspension en urgence du premier vol prévu sur ce fondement et, le 19 décembre dernier, la Haute Cour anglaise de valider l’accord.
Un dispositif juridiquement problématique
Le dispositif imaginé par le Royaume-Uni participe de « ces apo-politiques », destinées à « tenir à distance » les migrants des territoires occidentaux.
L’Australie en a été précurseur en confiant l’examen des demandes d’asile à Nauru ; l’UE a suivi au mitan des années 2010 en facilitant le renvoi en Turquie des personnes arrivant en situation irrégulière sur les côtes grecques ; le Danemark y songe. Le Royaume-Uni est cependant le premier à confier à un État tiers, de manière générale, non seulement le soin d’examiner les demandes d’asile, mais encore d’accueillir sur son territoire les personnes protégées ou déboutées. Un tel dispositif soulève un certain nombre de difficultés juridiques, ainsi que l’a notamment relevé le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (UNHCR).
L’une des principales tient à la qualification du Rwanda de « pays sûr ». En vertu de l’article 33§1 de la Convention de Genève de 1951 relative au statut de réfugié et du droit international coutumier, les États ne peuvent renvoyer les étrangers, même en situation irrégulière, vers un État où il existerait « un risque pour leur vie ou leur liberté » pour l’un des motifs prévus par la Convention (opinions politiques, race ou nationalité, religion ou appartenance à un groupe social).
Qui plus est, en vertu de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme, à laquelle le Royaume-Uni n’a pas cessé d’être partie, la torture et les traitements inhumains ou dégradants sont interdits, ce qui prohibe également l’éloignement des étrangers vers des pays où existerait un risque de tels traitements. Il est également interdit de renvoyer les étrangers vers des États avec lesquels ils n’ont aucun lien.
A contrario, l’éloignement est donc possible vers les États – dits « sûrs » – où un tel risque n’est pas constitué. Encore faut-il s’assurer que tel est bien le cas : cela suppose d’examiner la situation individuelle de l’étranger éloigné, de s’assurer que la qualification d’État sûr est bien fondée, et que l’étranger a un lien avec cet État. Or, en l’espèce, aucun de ces critères n’est rempli.
Tout étranger pourra être renvoyé au Rwanda. L’examen de la situation individuelle aura généralement lieu par téléphone, alors que l’étranger se trouve en détention. Quant au Rwanda, il est loin d’avoir un système d’asile, une justice et un gouvernement garantissant que les personnes transférées depuis le Royaume-Uni ne sont pas soumises à de tels traitements. Connu pour ses détentions arbitraires et ses exécutions extra-judiciaires, le Rwanda s’est illustré récemment encore par l’arrestation, la détention – et même l’exécution sommaire pour douze d’entre eux ! – de réfugiés protestant contre leur accès insuffisant aux services les plus élémentaires. Le pays, par ailleurs, n’est guère actif, pour dire le moins, dans la lutte contre les discriminations à l’égard des personnes LBTQ+.
Pourquoi le Rwanda ?
Pour quelles raisons le Royaume-Uni, peuplé de 67 millions d’habitants, cinquième puissance mondiale, bien connu pour ses textes fondateurs en matière de protection des libertés, a-t-il donc bien pu décider de confier au Rwanda, 13 millions d’habitants, 144e économie mondiale et piètre garant des droits humains, le soin de gérer à sa place les questions d’asile ? Et quel intérêt, pour ce petit pays africain, d’accepter cet « asylum deal » ?
Du point de vue britannique, l’accord vise à démontrer que le gouvernement conservateur travaille à la concrétisation de l’une des promesses du Brexit : limiter les migrations, dites irrégulières, sur le territoire anglais. Il est peu probable que l’accord y parvienne réellement – le gouvernement ne s’est d’ailleurs pas risqué à chiffrer le nombre de personnes qui pourraient être concernées. Comme souvent en la matière, l’affichage politique semble plus précieux que l’efficacité pratique – ce dont il faut sans doute se réjouir en l’espèce tant l’accord est « épouvantable » selon les mots du Roi Charles III lui-même.
Du point de vue rwandais, l’accord est un joli coup économique et diplomatique. Économique, d’abord, car il inclut le versement par Londres de 120 millions de livres sterling au titre de l’aide au développement, auxquels il faut ajouter 12 000 livres par étranger relocalisé. Diplomatique, ensuite, car l’accord constitue pour Kigali un instrument de pression sur le Royaume-Uni, tant dans leurs relations bilatérales – le président rwandais Paul Kagamé a d’ores et déjà pris prétexte de l’accord pour demander l’extradition de l’un de ses ressortissants – que dans un contexte plus général, où le soutien de Londres pourrait être précieux – que l’on songe par exemple aux accusations de soutien du Rwanda aux rebelles du M23 dans le cadre du conflit en RDC.
En signant la Convention de Genève, en participant au Pacte mondial pour les Réfugiés de 2018, le Royaume-Uni s’est engagé à coopérer en matière d’asile de manière à favoriser la protection des réfugiés, le partage des responsabilités entre États, et la garantie des droits des personnes en besoin de protection internationale : Londres n’en a manifestement pas fini avec le renoncement à ses engagements internationaux.
Thibaut Fleury Graff, Professeur de droit international, Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.