Investir dans l’éducation bilingue peut réduire les redoublements et les abandons et améliorer les résultats en matière d’alphabétisation.
Dans les pays où on parle plus d’une langue, les systèmes éducatifs doivent relever le défi du choix de la langue d’enseignement dans les écoles.
L’apprentissage d’une nouvelle langue est une tâche particulièrement difficile pour un enfant. Par contre, apprendre dans une langue qu’un enfant parle déjà peut faciliter sa scolarisation et son alphabétisation.
Dans les communautés multilingues, une approche courante consiste à opter pour l’éducation bilingue, où l’enseignement se fait à la fois dans la langue maternelle et dans une langue officielle. Il a été suffisament démontré qu’une expérience précoce des deux langues avec des membres de la famille bilingues ou à l’école dans le cadre d’un programme d’éducation bilingue peut améliorer les compétences linguistiques orales des enfants.
Ces compétences – le vocabulaire et la connaissance des sonorités d’une langue – permettent de se faire une idée des premières aptitudes en lecture des enfants. Cette preuve a été apportée en Afrique subsaharienne et au-delà.
Cependant, nous avons voulu en savoir plus sur la manière dont les environnements linguistiques à la maison et à l’école favorisent l’aptitude à la lecture dans les communautés multilingues à faible taux d’alphabétisation, comme c’est le cas dans les zones rurales de Côte d’Ivoire. Notre objectif était de comprendre si les environnements bilingues à la maison et à l’école pouvaient favoriser les compétences en langue et en lecture des enfants et les facteurs qui pourraient influencer, dans de tels contextes, leurs résultats en matière de lecture et d’écriture.
Nous avons effectué des recherches en Côte d’Ivoire de 2016 à 2018. Il y a plus de 70 langues parlées dans ce pays, mais le français reste la langue d’enseignement dans la plupart des classes du primaire. Les résultats sont médiocres : seuls 53 % des jeunes âgés de 15 à 24 ans sont alphabétisés. Nous avons évalué les compétences linguistiques et en lecture des enfants tant dans leur langue maternelle et qu’en français, et comparé les résultats obtenus par des enfants fréquentant une école de langue française uniquement et ceux d’un établissement bilingue, qui ont grandi dans des foyers monolingues ou bilingues.
Nous avons constaté, comme prévu, que les enfants issus de foyers bilingues avaient de meilleures compétences linguistiques et en lecture que leurs pairs monolingues. Mais, de manière inattendue, les enfants issus des écoles qui sont uniquement de langue française ont obtenu de meilleurs résultats aux épreuves de langue et d’écriture en raison, semble-t-il, des ressources mis à leur disposition dans ces écoles. Ainsi, les efforts visant à utiliser plusieurs langues dans l’éducation doivent également être accompagnés de ressources de meilleure qualité tels que la formation des enseignants et le matériel pédagogique dans les langues maternelles.
La recherche
La plupart des ménages ruraux de Côte d’Ivoire ne parlent pas le français, de sorte que de nombreux enfants ne sont en contact avec la langue française, pour la première fois, que lorsqu’ils commencent l’école. Ce décalage entre la langue parlée à la maison et la langue en usage à l’école peut contribuer au fait que 10 % des écoliers redoublent, que seulement 73 % des enfants finissent le cycle primaire, et que seulement 53 % des des personnes âgées de 15 à 24 ans sont alphabétisées.
En 2001, la Côte d’Ivoire a lancé un programme d’envergure nationale appelé Projet École Intégrée qui prévoit l’enseignement scolaire d’une langue maternelle en plus du français.
Notre équipe de recherche s’est intéressée à la manière dont les compétences en matière d’expression orale et de lecture des enfants différaient en fonction de la situation familiale et scolaire dans les communautés rurales multilingues à faible taux d’alphabétisation. Nous avons analysé les différences entre :
- les foyers bilingues (langue maternelle et français) et monolingues (langue maternelle seulement) et
- les écoles bilingues du programme Projet École Intégrée et les écoles traditionnelles de langue française uniquement.
Nous avons évalué l’expression orale de 830 enfants dans leur langue maternelle (Abidji, Attiè, Baoulè, Bètè) et en français, puis testé leurs compétences en lecture en français.
Comme nous nous y attendions, d’après les recherches antérieures établissant un lien entre une expérience bilingue précoce et des atouts en matière de compétences linguistiques et en lecture, les enfants issus de foyers bilingues ont, dans les deux langues, surpassé leurs pairs issus de foyers monolingues ne parlant que leur langue maternelle, sur toutes les épreuves de langue et de lecture.
Mais, ce n’était pas aussi évident dans les résultats scolaires. Les enfants des écoles bilingues ont redoublé moins souvent que ceux des écoles qui sont uniquement de langue française. Cela suggère que l’enseignement en langue maternelle a pu les aider à mieux assimiler le programme scolaire. Dans l’ensemble, toutefois, les enfants des écoles bilingues ont obtenu de moins bons résultats dans les épreuves de langue et de lecture dans les deux langues que les enfants des écoles traditionnelles uniquement de langue française.
Ce résultat était à l’opposé de ce à quoi l’on pouvait s’attendre par rapport aux recherches antérieures sur l’éducation bilingue.
Il se peut que ce résultat ait reflété les différences qualitatives de l’éducation que les enfants ont reçue dans ces deux types d’écoles. Ces différences de qualité étaient liées à l’utilisation des langues maternelles dans les classes bilingues. Les enseignants ne disposaient pas d’une formation suffisante ou de matériel didactique pour enseigner dans les langues maternelles. Les écoles de langue française n’ont pas rencontré les mêmes difficultés, car leurs enseignants sont formés à l’enseignement du français et disposent de suffisamment de matériel pédagogique dans cette langue.
Les enseignants des écoles bilingues ont rencontré des obstacles qui ont limité leur capacité à dispenser un enseignement bilingue de qualité. Ils ont dû faire face à la perception, au sein de leurs communautés, que la langue maternelle n’était pas un outil d’apprentissage efficace. Comme nous l’a dit un enseignant de CM1 du village de Moapè, les ressources adéquates pour enseigner dans les langues maternelles faisaient défaut :
Nous n’avons aucune orientation pédagogique pour l’enseignement dans la langue locale. Je dois préparer les leçons et recopier chaque exercice à la main dans les 40 cahiers des élèves de ma classe… Je préfère donner mes cours en français… De surcroît, à la base, nous n’avons pas été formés à l’enseigement bilingue. Une classe nous est attribuée en fonction de notre ethnie et non pour notre maîtrise des techniques de la langue d’enseignement.
En raison de ces contraintes liées à la qualité de l’enseignement bilingue, il est possible que les aptitudes précoces en lecture et en écriture de certains écoliers n’aient pas pu se développer. Il ne suffit donc pas de mettre en place un programme d’enseignement bilingue pour espérer que les résultats en matière d’apprentissage et d’alphabétisation s’amélioreront. Les systèmes éducatifs devraient investir dans des programmes d’enseignement bilingue, afin de s’assurer que les enseignants disposent des ressources nécessaires pour dispenser un enseignement bilingue de qualité.
Les perspectives
L’enseignement bilingue vaut la peine que l’on investisse dans ce domaine. Il réduit les taux de redoublement et décrochage scolaire, et améliore les résultats en matière d’alphabétisation. La prise en compte de la langue maternelle d’un enfant dans son instruction valorise sa culture et peut améliorer ses résultats scolaires et accroître la confiance qu’il a en lui et son estime de soi. L’amélioration qualitative de l’enseignement bilingue peut également convaincre les communautés de sa valeur et faire évoluer la perception négative de l’enseignement en langue maternelle.
Tout en reconnaissant la nécessité d’améliorer la qualité et les résultats des programmes d’éducation bilingue, la Côte d’Ivoire a adopté le programme de l’Organisation Internationale de la Francophonie, École et Langues Nationales en Afrique (ELAN), qui vise un meilleur enseignement bilingue. Le suivi de l’amélioration de la qualité sera une clé importante pour la réussie des écoles.
Mary-Claire Ball, Doctorant, Psychologie du développement et éducation, University of Toronto and Kaja Jasinska, Professeure adjointe, Psychologie appliquée et développement humain, University of Toronto
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.