En Éthiopie, le bain de sang continue loin des regards. Retour sur les raisons de cette violence de masse qui peut encore s’aggraver à brève échéance.
L’Éthiopie est en guerre depuis maintenant un an. Le conflit a éclaté en novembre 2020, dans la province du Tigré (nord du pays). Bien que plusieurs acteurs soient impliqués, il oppose d’abord les forces du gouvernement d’Addis-Abeba au Front de libération du peuple du Tigré (TPLF selon le sigle en anglais), l’organisation qui dominait la coalition de l’EPRDF qui a gouverné le pays de 1991 à 2019.
De la crise au conflit
Le premier ministre actuel, Abiy Ahmed, et les leaders du TPLF n’ont pas toujours été ennemis, puisque ce sont ces derniers qui l’ont initialement nommé à son poste, en 2018. Mais environ un an après sa nomination, Abiy Ahmed a choisi de dissoudre la coalition qui dirigeait le pays depuis 1991, pour la remplacer par une nouvelle organisation politique, le « Prosperity Party », dont les leaders du TPLF, attachés aux anciennes structures de l’EPRDF et écartés de certains postes, ont refusé de rejoindre les rangs.
Ils se sont alors retrouvés dans l’opposition pour la première fois depuis la fin du régime autoritaire du Derg, le mouvement du dictateur Mengistu qu’ils avaient chassé du pouvoir en 1991.
L’un des principaux déclencheurs de la crise fut la décision qu’a prise le gouvernement de reporter les élections législatives prévues pour 2020, prétextant les risques liés à la pandémie. Suite à ce report, le TPLF a défié l’injonction gouvernementale en organisant un scrutin régional au Tigré en septembre 2020.
Lorsque, peu après, le pouvoir éthiopien a lancé la première offensive contre le Tigré, suite à des attaques sur plusieurs bases militaires qui ont permis au TPLF d’acquérir de l’équipement militaire. Le premier ministre a présenté cette offensive comme une opération de sécurité intérieure visant à démanteler le TPLF et à reprendre le contrôle de la province, objectifs qu’il promettait d’atteindre sous quelques semaines.
Le renversement du rapport de force
Les événements ont d’abord semblé lui donner raison. En décembre 2020, les forces fédérales ont pris le contrôle de Mekele, la capitale du Tigré. Suite à cette victoire, Addis-Abeba a installé un gouvernement de transition dans la province.
Cependant, les combats ont continué dans le reste du Tigré durant tout le printemps 2021 entre les forces fédérales et le mouvement de résistance organisé par d’anciens cadres du TPLF : les Forces de défenses du Tigré (TDF).
En juin 2021, il est devenu clair que le rapport de force avait basculé en faveur des TDF. Ces dernières ont repris le contrôle de Mekele et ont commencé à s’avancer dans les territoires amharas et afars, les deux régions qui bordent le Tigré.
Les TDF se sont également alliées à une autre organisation rebelle étho-régionale, l’Armée de Libération Oromo (OLA), un faction armée issue de la scission en 2018 du Front de Libération Oromo, mais aujourd’hui perçue comme son bras armé, et se rapprochent maintenant d’Addis-Abeba.
En réponse à cette progression, le gouvernement a déclaré l’état d’urgence dans tout le pays, une mesure qui l’autorise à enrôler « tout citoyen en âge de combattre et possédant une arme ». On peut donc s’attendre à un regain des combats, dans un conflit déjà particulièrement brutal.
Le recours à la violence de masse
Cette proclamation de l’état d’urgence coïncide avec la publication d’un rapport conjoint de l’ONU et de la Commission éthiopienne des droits de l’homme qui fait état de massacres, d’attaques aveugles, de violences sexuelles et de tortures commis de part et d’autre.
Ce rapport conclut à de possibles crimes de guerre et crimes contre l’humanité perpétrés par tous les belligérants, suggérant, à tort, une équivalence entre les actes criminels des forces tigréennes au début du conflit et ceux, plus nombreux et létaux, commis par les forces fédérales au cours de ces derniers mois.
Plus généralement, il ne présente qu’une vision partielle des horreurs du conflit, du fait des obstacles qui ont entravé le travail des enquêteurs, mais surtout parce qu’il ne rend compte ni des frappes aériennes qui ont frappé le Tigré, ni de la famine résultant de la décision du gouvernement d’empêcher l’acheminement de l’aide humanitaire vers la région.
Cependant, ce rapport montre que les protagonistes du conflit ont eu recours à des formes extrêmes de violence de masse. Pour comprendre à la fois le renversement de la dynamique militaire qui s’est produit ces derniers mois et la brutalité de la guerre, il est utile de revenir sur le rôle que joue le TPLF dans la société tigréenne depuis près de quarante ans.
Les origines de l’ancrage social du TPLF
Du fait de son histoire, le TPLF fait partie intégrante du tissu social au Tigré (où vivent environ 7 millions de personnes, sur les quelque 115 millions d’habitants de l’Éthiopie). Aujourd’hui, l’organisation ne fait que renouer avec la rébellion : avant de prendre le pouvoir en 1991 – puis d’en être écartée en 2019 –, elle a mené une guérilla de quinze ans contre le régime militaire de l’époque.
Au cours de cette période, elle a établi un ensemble de pratiques politiques et d’institutions de gouvernance locale – dont les comités villageois – qui ont transformé et structurent aujourd’hui encore la société tigréenne.
On trouve des monuments commémorant les « martyrs » du TPLF dans tous les villages de la région et nombre de familles comptent parmi leurs membres des vétérans de la première rébellion.
Pour toutes ces raisons, « éliminer le TPLF comme force politique », puisque tel était l’objectif affiché du premier ministre, n’a jamais été une stratégie viable. Abiy Ahmed a pu tenir un discours de façade expliquant que son ennemi n’était pas le peuple tigréen mais les leaders de l’ancienne force politique dominante du pays. Pourtant, au même moment, les Tigréens étaient décrits comme un « cancer » et des « hyènes » par les médias étatiques et, depuis quelques jours, le gouvernement organise des rafles visant les individus originaires du Tigré vivant à Addis-Abeba.
L’utilisation de la famine comme arme de guerre
La violence contre la population civile dans le Tigré n’a pas été le seul fait des forces fédérales. Ces dernières ont reçu un appui important de l’armée érythréenne et de milices amharas qui, partageant la même animosité envers les communautés tigréennes et la même aspiration à briser leur capacité de résistance, ont commis certaines des pires atrocités.
Néanmoins, l’arme de guerre la plus dévastatrice déployée dans ce conflit reste le blocus de l’aide humanitaire imposé par le gouvernement, qui a déclenché une famine dans la quasi-totalité des territoires actuellement contrôlés par les TDF.
En affamant délibérément les populations de ces territoires, le gouvernement reproduit une stratégie déjà adoptée par le Derg au milieu des années 1980.
À l’époque, la famine avait fait près d’un million de victimes dans le Tigré et les provinces voisines. Une tragédie que certains médias étrangers avaient pu filmer.
Aujourd’hui, les journalistes n’ont quasiment aucun accès aux zones de conflits et nous n’avons que très peu d’images de la catastrophe humanitaire qu’elles subissent.
En ciblant ainsi une communauté entière et en utilisant la famine comme moyen de combat, le gouvernement commet ce que la Cour pénale internationale mais aussi le droit éthiopien considèrent comme un crime de guerre.
Cette stratégie se révèle tout aussi contre-productive qu’elle le fut par le passé, non seulement en Éthiopie, mais aussi dans nombre de guerres asymétriques opposant une armée conventionnelle à un mouvement insurgé qui se confond avec la population civile.
Elle ne fait que renforcer la détermination des Tigréens à se défendre contre l’occupation de leur territoire et à renverser le gouvernement d’Addis-Abeba.
Quelles perspectives pour la nouvelle alliance rebelle ?
La coalition que les TDF et l’OLA ont formée au début du mois avec sept autres groupes d’opposition semble pour l’instant être en mesure de conserver l’avantage militaire qu’elle a acquis. Mais l’issue du conflit est loin d’être jouée.
Il pourrait être tentant de dresser un parallèle entre la coalition que les mouvements rebelles viennent de former et celle à la tête de laquelle le TPLF avait pris le pouvoir en 1991. En traitant les membres du TPLF de terroristes et de « shifta » (bandits), le gouvernement actuel utilise une rhétorique similaire à celle que déployait alors le Derg pour attiser les peurs.
Cependant, les ressemblances entre les situations de ces deux coalitions demeurent superficielles, et l’histoire ne sera pas nécessairement amenée à se répéter.
Tout d’abord, alors que la coalition formée à la fin des années 1980 rassemblait des organisations que le TPLF avait créées dans les autres régions du pays, la nouvelle coalition repose, au moins pour partie, sur des alliances entre organisations indépendantes, qui ont chacune leur base de soutien propre, et qui, il y a quelques années encore, se considéraient comme des adversaires. Elle est donc plus fragile et plus susceptible de subir des défections.
Surtout, cette nouvelle coalition risque de faire face à une opposition nettement plus virulente et déterminée. Elle n’est probablement pas en mesure de se constituer dans le reste du pays une base de soutiens aussi robuste que celle dont dispose le TPLF dans le Tigré.
En 1991, la plupart des Éthiopiens ne savaient presque rien du TPLF, et la discipline de ses combattants après la prise d’Addis-Abeba a pu venir à bout des craintes suscitées par la propagande du gouvernement. Mais aujourd’hui, nombre d’Éthiopiens craignent le TPLF et ses alliés car ils savent ce dont l’organisation est capable lorsqu’elle est au pouvoir, et redoutent un retour aux stratégies autoritaires qu’elle a déployées pendant près de trois décennies.
Cela pourrait les pousser à répondre en masse à l’appel que le gouvernement a lancé en constatant que les forces fédérales ne suffisaient pas à résister aux rebelles.
On comprend ainsi tout l’enjeu des négociations que les médiateurs internationaux, dont l’Union africaine et les États-Unis, tentent d’amener les belligérants à entamer. Elles sont essentielles pour éviter le carnage qui pourrait résulter d’une bataille pour le contrôle d’Addis-Abeba, et pour lever le blocus de l’aide humanitaire responsable de la famine dans le nord du pays.
Marine Gassier, Chercheuse, spécialiste des conflits et de la Corne de l’Afrique, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.