L’évolution rapide des technologies facilite la prise de décision collective et le débat public. Leur introduction dans les pays en développement s’accompagne de risques pour la démocratie.
Face à la crise démocratique mondiale, le sujet qui lie démocratie et technologie monte en puissance. L’affaire Cambridge Analytica, les comptes “bots” attaquant les politiciens sur les médias sociaux, les dérives de la surveillance informatique et les fake news en sont symptomatiques.
L’évolution rapide des nouvelles technologies multiplie les possibilités d’aménager le processus délibératif des citoyens en facilitant la prise de décision collective et le débat public. Leur introduction de plus en plus importante et rapide dans les pays en développement nous amène à penser ses risques intrinsèques et abusifs.
Les risques intrinsèques de la technologie
Les technologies, au-delà de leurs promesses de prospérité économique, font courir le risque d’une aggravation des disparités dans les pays et d’une mise à l’écart de la gouvernance démocratique. L’intelligence artificielle (IA), en se basant sur des données qui peuvent être biaisées, accroît le risque de stéréotypisation des individus et donc de discrimination de certaines catégories. L’IA et les algorithmes induisent les utilisateurs à être satisfaits des contenus auxquels ils ont accès et de fait, produisent le seul affichage de ce qui est agréable, à défaut de leur permettre de confronter leurs idées avec des points de vue contraires. Elles augmentent donc le risque de désinformation, de polarisation des débats et l’exposition à des rumeurs infondées est reprise par de nombreux médias.
Les risques extérieurs
Les nouvelles technologies induisent la possibilité d’être utilisées par les gouvernements contre la liberté d’expression. Elles peuvent permettre la censure par leur instrumentalisation comme ce fut le cas lors des Printemps arabes où les gouvernements orchestraient des coupures d’internet mettant à mal la liberté d’expression. Cette possibilité de censurer du contenu va de pair avec les dérives étatiques autoritaires et questionne les relations d’intérêts entretenues entre les organes décisionnels gouvernementaux et les grandes entreprises technologiques.
Les utilisations néfastes
Les nouvelles technologies peuvent être la source d’usages malveillants et dangereux pour la démocratie – qu’ils soient initiés par des gouvernements, des partis politiques ou des individus particuliers. En multipliant les fausses identités sur internet, cela pousse à l’adhésion de certains individus à des idéaux, des politiques etc. C’est ce que le Parti des 50 centimes en Chine a fait en postant massivement des messages favorables à sa politique. Les nouvelles technologies peuvent alors amplifier la désinformation. C’est ce que l’on retrouve avec les deep fake qui sont des procédés de manipulation de vidéo usurpant l’identité d’une personnalité. Cela peut avoir des conséquences politiques et démocratiques majeures : les nouvelles technologies peuvent faciliter les dérives autoritaires des gouvernements.
Voici trois recommandations pour relever les défis de l’impact de la technologie sur les démocraties.
Démarche multi-acteurs
Face au besoin de renforcer les valeurs et pratiques démocratiques telles que l’inclusion, la transparence et la responsabilité, une démarche plurielle en faveur de l’innovation est primordiale. Pour cela, l’ancrage sur le terrain des pouvoirs publics et des bailleurs est nécessaire à l’adoption d’une approche collective efficace.
Les gouvernements doivent alors travailler de pair avec les chercheurs, les entreprises technologiques, les universités et la société civile pour s’aligner correctement.
Dans cette logique, les bailleurs de fonds doivent soutenir le passage à l’échelle soutenable d’initiatives technologiques d’autres parties. Ce soutien contribuera ainsi au respect et à la promotion de valeurs démocratiques. Pour faciliter cette démarche de dialogue constructif entre puissances publiques et administrés, la création de plateformes de dépôt d’initiatives peut s’avérer pertinente.
C’est, par exemple, le cas du WomenConnect Challenge créé par l’Agence américaine pour le développement international. Cette plateforme fait émerger des solutions innovantes pour combler le fossé numérique entre les sexes. L’agence est parvenue à recueillir plus de 500 projets venant de 89 pays. Elle a égalememt faire remonter des voix du terrain, avec des regards pluriels sur la situation.
La collaboration multidisciplinaire et multipartite en faveur de l’innovation semble être primordiale pour relever les défis de l’impact des technologies sur les démocraties.
Usage responsable des technologies
Les banques et acteurs du développement doivent également promouvoir l’usage responsable de l’intelligence artificielle et des technologies. La culture de l’utilisation responsable des technologies émergentes doit être largement diffusée et mobilisée dans les cycles de projet opérationnels des acteurs du développement. Cela permettra d’inciter à l’élaboration de stratégies et politiques responsables.
Dans les pays en développement, il y a besoin d’institutions éthiques qui assurent la responsabilisation de l’usage des technologies. Cette utilisation responsable s’accompagne de l’accroissement de la capacité des praticiens du développement et des populations locales à comprendre les interactions entre les humains et ces technologies. L’éducation sur ces enjeux est primordiale dans le combat contre leurs effets néfastes et potentielles dérives.
C’est pourquoi le renforcement des capacités des citoyens, des universités locales et des décideurs politiques sur ces questions de gouvernance de l’intelligence artificielle est une priorité dans la poursuite des objectifs de développement durable. Cette veille sur les enjeux relatifs aux technologies et à la démocratie se fait par l’organisation de conférences comme celle coordonnée par le groupe Agence française de développement (AFD) sur les « Droits humains et développement », réunissant en décembre 2021 quelque 500 acteurs du Nord et du Sud.
Elle passe également par la rédaction de documents de recherches comme celui intitulé “Usages émergents des technologies au service du développement : un nouveau paradigme des intelligences”. Enfin, une façon efficace de contribuer à l’acculturation sur la thématique est la création de supports audio. C’est le cas de la série de trois podcasts créée par l’AFD. Celle-ci est consacrée à la participation citoyenne dynamique intégrant tout particulièrement les femmes et les jeunes.
Soutenir la participation citoyenne
Citoyens engagés et réseaux d’activistes, organisations de la société civile, journalistes et développeurs peuvent se saisir des outils numériques pour développer des projets. Ceux-ci facilitent l’émergence de communautés et la mobilisation d’individus autour de causes d’intérêt général.
Alors qu’on observe une crise de confiance envers les institutions politiques et leur rôle, de nouveaux mécanismes de participation citoyenne émergent grâce à leur convergence avec les impératifs numériques. Il s’agit des civic tech qui combinent le potentiel des modes de protestation conventionnels avec celui des réseaux sociaux pour mobiliser massivement les citoyens. Ces mécanismes offrent plus de transparence et de redevabilité dans les décisions politiques et l’action publique.
Les civic tech sont la preuve que l’innovation numérique constitue, avec la transformation radicale des pratiques politiques, une opportunité pour lutter contre les dérives qu’elle occasionne par la circulation massive d’informations. Un exemple de ces initiatives est Ushahihi (témoignage, en swahili), l’une des premières plateformes d’accès à l’information dans le domaine des civic tech à avoir été connue en Afrique et dans le monde. Cette plateforme permet de réaliser la cartographie de certains enjeux tels que le suivi des élections, des fraudes électorales, des violences à l’encontre des civils, le suivi des épidémies, etc.
La communication de ces informations se fait d’abord par divers moyens électroniques (par simple envoi d’un SMS par exemple). Les données sont ensuite recensées sous forme de carte, permettant une analyse plus fine des données récoltées. Cette plateforme gratuite de participation publique aurait été utilisée par 60 000 projets dans le monde.
Le soutien du passage à l’échelle de ce type d’initiative favorise l’engagement citoyen et facilite l’activisme.
Cet article a été écrit avec la contribution de Charlotte Massicard, chargée de mission innovation à l’Agence française de développement.
Peter Addo, Responsable du Emerging Tech Lab, Agence française de développement (AFD)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.