Exaspérée par la prédation du clan Bongo, la population semble largement soutenir les auteurs du putsch qui vient de mettre fin à 56 ans de règne dynastique.
Le coup d’État survenu au Gabon le 30 août dernier a été largement décrit comme faisant partie de « l’épidémie de putschs » balayant l’Afrique depuis deux ans et qu’Emmanuel Macron avait fustigée lors d’un discours prononcé à l’Élysée le 28 août. Sans être faux, ce raccourci découle d’une analyse surplombante.
Certes, les commentateurs ont vite souligné les différences de contextes politiques entre les coups perpétrés au Sahel et celui du Gabon. Mais pour le grand public, la cause était entendue : le cas gabonais était perçu dans un cadre plus vaste, celui du déclin de l’influence française en Afrique. Dès lors, l’histoire spécifique du Gabon, le comportement des deux principaux acteurs politiques, Ali Bongo et Brice Oligui Nguema, le long étouffement des forces vives du pays par le pouvoir et les aspirations démocratiques qui bouillonnaient sous cette chape restent mal compris.
Un pays sous asphyxie
Dès 1960, les politiciens gabonais au pouvoir, héritiers du système de domination coloniale, dotent l’État de caractères autoritaires et anti-démocratiques. Les méthodes de Léon Mba, le premier président, aliènent une large part de la classe politique et des électeurs, donnant lieu en 1964 à un coup d’État. L’armée française ramène alors Mba au pouvoir. Albert (Omar) Bongo, qui succède à Mba en 1967, continue sur cette lancée, imposant en 1969 le parti unique (Bloc, puis Parti démocratique gabonais, PDG).
La poussée des oppositions démocratiques le force en 1990-1991 à accepter le multipartisme. Mais appuyé sur la manne des revenus pétroliers, le PDG regagne peu à peu la totalité de ses prérogatives, rétablissant dans les années 2000 un monopartisme de fait. Comme toutes les tentatives de renverser le régime par la rue ou par les urnes échouent, beaucoup de politiques se résignent à intégrer le PDG et se laissent coopter par le clan régnant.
Le PDG et le clan Bongo (au sens politique plutôt que familial) contrôlent la machine électorale, la machine économique, la machine politique et la puissance de l’État. Ils ont également la main sur les médias.
Mais le clan ne se résume pas à une simple dynastie d’autocrates. Il a tissé des liens avec d’autres forces du pays, en particulier régionales, se renouvelant par mariage, alliance et cooptation. La survie du régime passe aussi par la relégation. Chaque fois qu’une ou un de ses membres acquiert une popularité importante et se montre désireux de suivre un destin ou un programme personnel (Jean Ping, Brice Laccruche Alihanga), il ou elle est abattu(e) politiquement.
À la mort d’Omar en 2009, son fils Ali prend le pouvoir lors d’élections contestées. Il s’éloigne du schéma de patronage régional d’Omar, en plaçant autour de lui des gens de confiance plutôt que d’assurer un équilibre entre les différentes forces du pays. Ce faisant, il s’aliène les caciques du pouvoir local, et bloque les réseaux de redistribution politique et économique.
Le phénomène s’amplifie après les émeutes de 2016 (consécutives à la réélection frauduleuse d’Ali), et l’AVC du président en 2018. La première dame Sylvia Bongo, son fils Nourredine, et un groupe de jeunes trentenaires, dits la Young Team, dont le manque d’expérience est inversement proportionnel à la hauteur des ambitions, sont aux manettes, au détriment des cadres du PDG, dont la grogne devient audible dès 2018. Ce sont ces hommes que la foule gabonaise se réjouit de voir arrêtés au lendemain du coup du 30 août, sur une vidéo virale exposant les coffres pleins de billets de banque de leur QG.
L’intimidation politique a une longue histoire au Gabon. Depuis les années 1960, sous des dehors libéraux et bon enfant, le régime a montré sa capacité à frapper. Au moment du coup, plusieurs opposants potentiels croupissaient en prison sans jugement. Jean-Rémy Yama, leader syndical connu pour sa critique du pouvoir, était emprisonné depuis février 2022. Étienne Francky Meba Ondo, vice-président du parti d’opposition Réagir, avait été arrêté deux jours après l’élection.
L’asphyxie politique s’accompagne d’une décomposition économique, palpable partout, même parmi les super-riches, qui ne le sont que grâce à des prédations directes dans les caisses de l’État. Depuis 1998, le PIB par habitant a continuellement baissé en valeur constante (8 900 dollars en 1998, 6 600 en 2022). Les entrepreneurs locaux, dans un système quasi mafieux, ne peuvent prospérer que si le clan Bongo a la main dans la caisse.
Les mouvements de marchandises et de personnes sont bloqués par des infrastructures jamais convenablement développées ni entretenues : les routes goudronnées ne représentent que 20 % du réseau (soit 2 000 km sur 10 300) pour un pays grand comme la moitié du territoire français. Les aéroports régionaux, fierté du Gabon, ont fermé les uns après les autres sous Ali, comme les services de la Poste. Même dans les quartiers aisés de Libreville, l’eau courante a disparu depuis 2016.
Enfin, la vie quotidienne s’est radicalement dégradée depuis 2000. Les statistiques nationales ayant disparu depuis 2009, il est impossible de savoir quels sont les chiffres réels. Seuls les comptages internationaux sont disponibles, mais ils reposent sur des approximations. Selon ces chiffres, donc, le chômage est endémique (16 % mais plus de 30 % chez les jeunes), et 33 % des Gabonais vivent sous le seuil de pauvreté.
Les salaires restent bas, de plus en plus insuffisants à la survie. Fixé par la loi en 2010 à 150 000 XFA (229 euros), le salaire minimum mensuel n’a pas changé depuis treize ans. De plus, les entreprises qui embauchent passent par des intermédiaires dits « prestataires », qui recrutent et payent la main-d’œuvre, empochant une commission au passage. Entre autres exemples, à Foberd, entreprise de production de produits industriels et manufacturés, un journalier ne touche que 5 000 XFA (7,62 euros) pour 8 heures de travail quotidien.
Un coup d’État institutionnel avant le coup d’État militaire
Focalisés sur le coup d’État du 30 août, les commentateurs ont souvent minoré les manœuvres électorales qui l’ont précédé, et que Josep Borrell, le chef de la diplomatie de l’UE, n’a pas hésité à qualifier de « coup d’État institutionnel ».
La préparation du scrutin présidentiel du 26 août 2023 avait en effet déchaîné l’appareil répressif du régime Bongo à un point sans précédent.
Le verrouillage démarre au printemps 2023. Pour reconduire à la présidence un Ali Bongo affaibli par son AVC, au bilan désastreux, la Young Team met en place des moyens exceptionnels. À partir d’avril-mai, le pays est assourdi par la campagne tonitruante du PDG autour d’Ali, assailli par le visage du président dans les médias et sur les affiches géantes des villes.
Le 6 avril, l’Assemblée nationale, composée aux deux tiers de députés du PDG, modifie la Constitution en urgence. Elle harmonise tous les mandats à cinq ans et les rend renouvelables à volonté. L’élection présidentielle passe à un seul tour, ouvrant la possibilité que le vainqueur ne soit élu qu’avec une très faible majorité relative. Le gouvernement refuse d’annoncer la date des élections, empêchant la campagne officielle d’avoir lieu.
Ce n’est que le 9 juillet que les Gabonais apprennent enfin qu’ils devront élire, le 26 août, en un seul vote, à la fois le président de la République, les députés, et les membres des conseils départementaux et municipaux.
Le 4 août, Ali Bongo signe un décret sur le bulletin de vote unique (« inique » selon l’opposition) par parti. Comme on ne peut mettre dans l’urne qu’un seul bulletin pour la présidentielle et les législatives, il faut choisir président et députés sur le seul bulletin d’un seul parti.
L’approche du scrutin s’ouvre par une véritable prise en otage des citoyens. Dès le 23 août, date traditionnelle du début du paiement des salaires, les Librevillois massés près des banques s’aperçoivent que celles-ci sont fermées et les distributeurs vides. Le 27, sous prétexte d’assurer la sécurité intérieure, le gouvernement déclare le couvre-feu, la fermeture des frontières et l’interdiction des médias étrangers. Internet est coupé, ainsi que les lignes téléphoniques avec le reste du monde. Un dispositif militaire se déploie sur tout le territoire, dans les centres névralgiques de Libreville, et près des résidences des personnalités politiques. C’est le chef de la Garde républicaine, le général Brice Oligui Nguema, qui est chargé de cette opération.
Pourtant, le 26 août, les électeurs, galvanisés par la candidature d’opposition unique d’Albert Ondo Ossa et par sa prestation à la télévision gabonaise, se pressent aux urnes, se heurtant à des bureaux de vote fermés et à des bulletins manquants. Le Comité électoral gabonais, présidé par un membre du PDG, mettra quatre jours à annoncer les résultats, qui seront diffusés le 30 août, à 3h30 du matin : officiellement, Ali Bongo est élu avec 64,27 % des suffrages contre 30,77 % à Albert Ondo Ossa. Presque immédiatement après, coups de feu et bombardements résonnent dans Libreville : le coup d’État du général Brice Oligui Nguema a démarré.
Aspirations démocratiques et sociales
Comme le déclare à la télévision le 19 août Albert Ondo Ossa, « les Gabonais veulent respirer ». Le verbe est devenu un leitmotiv à Libreville depuis le coup d’État, retrouvant ici son premier sens étymologique : reprendre vie et connaître un répit après avoir supporté quelque chose de douloureux, de pénible. Ce besoin d’oxygène politique, et l’énorme appel d’air déclenché par le coup, proviennent aussi des revendications, critiques et espoirs longtemps refoulés par les Gabonais.
Car contrairement aux images qui décrivent leur pays comme une société amorphe, écrasée sous les turpitudes d’une dynastie souvent présentée de façon caricaturale), les Gabonais sont les héritiers d’une longue histoire démocratique commencée sous la colonisation française.
L’opposition a toujours compté en son sein de fortes personnalités charismatiques, de Paul Mba Abessole à Jean Ping. Muselée par diverses lois depuis 2016, la presse d’opposition continue de faire paraître quelques titres très populaires, comme Les Échos du Nord. Si la population est jeune, elle reprend à son compte les aspirations démocratiques de ses parents, y infusant de nouveaux imaginaires politiques. C’est ce que disent les clameurs des Mapanes (les quartiers défavorisés), qui défient les forces de l’ordre aux cris de « Venez donc nous achever ! » C’est aussi le murmure méprisant des Gabonais devant l’accaparement des élites : « Prenez seulement, le pays vous appartient ! »
Dans la musique, dans les grèves universitaires, dans les rumeurs sur les crimes rituels qu’organiseraient « les grands » pour conserver le pouvoir, la résistance n’a jamais cessé. C’est aussi ce qu’a exprimé la surprenante mobilisation des électeurs qui, le 26 août, sont allés aux urnes. Car depuis les crises des années 1990 au moins, les Gabonais ont toujours voté contre les Bongo, vaillamment, patiemment, obstinément. Et tout aussi résolument, le clan et le parti ont chaque fois répliqué en dévoyant le rite électoral. Le 30 août 2023, la machine à asphyxier le peuple gabonais s’est enrayée. La rue crie son soulagement et libère sa parole.
Car c’est une immense bouffée d’oxygène que le général Brice Oligui Nguema apporte aux Gabonais. La junte rétablit immédiatement les communications Internet et téléphoniques, ouvre les frontières et libère les prisonniers d’opinion. Le gouvernement de transition, ainsi que les nouveaux députés et des sénateurs, comprend de nombreux militants d’opposition historiques. La scène publique se transforme radicalement. Alors que le couvre-feu perdure, les militaires qui restent dans la rue sont le réceptacle de la reconnaissance bruyante des passants, qui peuvent aujourd’hui exprimer leur mépris du régime déchu.
Pourtant, de vieilles habitudes persistent. À l’omniprésence d’Ali sur les écrans et sur les ondes a succédé celle du « Messie » Oligui, comme on l’appelle à Libreville. Auparavant, le général était peu connu des Gabonais. Formé comme Ali Bongo à l’Académie militaire royale du Maroc, il avait été le chef de camp d’Omar Bongo. En 2009, des fonctions diplomatiques l’éloignèrent du pays. Il semble donc appartenir à cette frange de familiers du système un temps marginalisés par Ali Bongo après son élection. Rappelé au Gabon en 2020, Oligui est nommé commandant de la Grade républicaine, le puissant corps d’élite charge de protéger la présidence. Il n’est donc pas impliqué dans la répression sanglante des opposants après les élections de 2016.
Oligui a promis des élections d’ici deux ans et un nettoyage des institutions du pays. Le chantier est énorme sur tous les plans – institutionnel, social et économique – et il n’est pas sûr qu’il y ait suffisamment de volontés et d’expertises nouvelles dans le pays et dans la diaspora. Le personnel politique du nouveau gouvernement comporte donc des cadres du régime déchu. C’est d’ailleurs une politique de réconciliation que semble suivre Oligui, prêt à tendre la main aux élites d’avant – à l’exception du premier cercle d’Ali (Nourredine et Sylvia ont été arrêtés, Ali lui-même ayant été laissé en liberté pour raisons de santé) et de la Young Team.
Quant au programme du nouvel homme fort du pays, il est en gestation, publiquement pensé, à grand renfort de concertations télévisées, avec les forces du pays, entrepreneurs, diplomates, religieux, opposants. À noter pourtant déjà les discrets accents homophobes et xénophobes de la Charte constitutionnelle promulguée le 4 septembre 2023. L’article 25 définit le mariage comme l’union de deux personnes de sexes différents, et les articles 28 et 44 interdisent la vente de terrains aux non-nationaux, et réservent les fonctions politiques aux nationaux gabonais « d’origine ». Ils répondent en partie à l’opinion populaire, largement opposée à la dépénalisation de l’homosexualité en 2020 par le régime Bongo, et à la méfiance envers les membres d’origine étrangère de l’ex-Young Team, aujourd’hui rebaptisée « Légion étrangère ».
Les premières réformes du général Oligui montrent un homme habitué à se comporter en militaire, qui prend des décisions rapides et travaille dans un climat d’autorité. Saura-t-il, comme il s’y est engagé, mettre en place une vraie démocratie dans le pays ?
Florence Bernault, Professeure d’histoire de l’Afrique subsaharienne, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.