Des dizaines de milliers de Soudanais fuient la guerre civile vers le Tchad, où résident déjà des centaines de milliers de réfugiés soudanais ayant fui le Darfour au cours des 20 dernières années.
Depuis le 15 avril 2023, au Soudan, de violents affrontements opposent les forces de l’armée régulière, dirigées par le chef de la junte, le général Abdel-Fattah Al-Burhan, aux Forces de Soutien Rapide (FSR), anciennes milices paramilitaires arabes Janjawids (ou Janjaouids) commandées par le général Mahamat Hamdan Dagalo, alias Hemetti (parfois orthographié Hemedti).
Ces Janjawids ont été mis sur pied dès février 2003 sous forme de mouvement contre-insurrectionnel de tribus arabes nomades lors de la terrible crise ethno-foncière du Darfour qui les a opposées aux populations africaines de la région.
Les FSR ayant fait du Darfour leur base arrière, les forces de l’armée régulière ont entrepris d’y armer les communautés noires. En effet, au Darfour, les FSR terrorisent les populations noires locales ; celles-ci sont à leur tour armées par Khartoum pour affronter les FSR. Ce contexte incite de nombreux habitants du Darfour à fuir vers le Tchad voisin.
Or il y a vingt ans, des dizaines, voire des centaines de milliers de réfugiés avaient déjà rejoint le Tchad ; ces gens s’y trouvent encore à ce jour. L’afflux actuel de migrants propulse cette longue crise quasi oubliée dans une nouvelle catastrophe, alors que les besoins des « anciens réfugiés » restent loin d’être couverts. L’épuisement des maigres ressources locales aggrave la vulnérabilité quotidienne de la communauté hôte et accroît le risque d’embrasement de ce conflit.
Le Tchad, première victime du conflit soudanais
Partageant avec le Soudan une frontière de 1 360 km, le Tchad connaît une exacerbation de la crise humanitaire dans l’Est du pays, où douze camps de réfugiés sont installés depuis 2003. Les provinces de Sila, du Ouaddai et de Wadi Fira voient quotidiennement arriver des milliers de personnes. Les conséquences de cette crise sont d’ordre sécuritaire, économique, environnemental et politique.
Sur le plan sécuritaire, le Tchad doit sécuriser sa longue frontière avec le Soudan. En matière économique, les échanges commerciaux se sont estompés, entrainant une flambée des prix, ce qui accélère l’extrême fragilité des communautés hôtes. L’environnement subit des pressions, à l’instar du bois de chauffe, qui reste la seule source d’énergie disponible. Et sur le plan politique, le Tchad, en transition politique, redoute un potentiel transfert du conflit soudanais sur son territoire. Dans les principales villes de l’Est du Tchad, beaucoup de familles, déjà en grande précarité, accueillent des proches venus du Soudan.
Une crise tchado-soudanaise plus sévère que celle de 2003
Par rapport à 2003, la crise actuelle a des répercussions économiques inattendues sur le Tchad. La première crise n’avait pas empêché les échanges commerciaux entre les deux pays, l’Est du Tchad dépendant beaucoup du Soudan en termes d’approvisionnement en produits de première nécessité. La livre soudanaise y est privilégiée dans les transactions commerciales.
En revanche, la crise de 2023 menace de rompre la chaîne d’approvisionnement à partir du Soudan. En 2003, la mission d’interposition de l’Union africaine (AMIS) avait été déployée, atténuant la crise avant l’arrivée de la MINUAD (opération hybride Union africaine – Nations unies au Darfour), dont le mandat s’est achevé le 31 décembre 2020, laissant ainsi le champ libre à toutes les parties guerrières. Depuis, les forces mixtes tchado-soudanaises se vouent à sécuriser la frontière commune, négligeant la protection des civils à l’intérieur du territoire soudanais. L’absence d’une autorité interne forte et d’une force d’interposition laisse présager un afflux colossal de réfugiés sur le sol tchadien.
En six semaines de conflit, en date du 19 juin 2023, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR) avait dénombré 115 980 personnes déplacées, majoritairement des femmes et des enfants. À cette date, le nombre de réfugiés estimés par l’organisation dépassait les 150 000. La porosité de la frontière complique la tâche des différents acteurs de l’humanitaire, confrontés aux difficultés liées à la saison des pluies, qui risquent d’épuiser les moyens de subsistance des populations.
Dans ce contexte, le danger de famine au sein de cette population, déjà très fortement affectée par la malnutrition infantile aiguë, nécessite une mobilisation accrue de tous les acteurs. Des milliers de Soudanais, de Tchadiens revenant du Soudan et d’autres migrants continuent de traverser la frontière. Tous les ingrédients d’une nouvelle catastrophe humanitaire semblent réunis.
La communauté internationale en retrait du conflit
Face à cette tragédie, la communauté internationale adopte une attitude questionnable de spectatrice, traduisant une négligence habituelle qui tranche radicalement avec le vif engouement manifesté pour la guerre en Ukraine. Les Nations unies se limitent à des condamnations et des mises en missions d’envoyés spéciaux.
Se cantonnant dans une diplomatie passive, l’Union africaine (UA) est déclassée sur le terrain par l’Arabie saoudite, mieux écoutée par les belligérants du fait de sa capacité d’accompagnement matériel et financier, ainsi que de ses liens multiples avec les belligérants d’ordre culturel, de formation militaire, etc.
Par ailleurs, l’UA adopte des démarches peu lisibles, à l’instar de la mission de médiation qu’elle a conduite le 15 juin 2023 entre la Russie et l’Ukraine alors que des Africains étaient massacrés au Soudan.
L’urgente nécessité d’une aide humanitaire
Le défi majeur pour mettre en place une aide humanitaire efficace est de mobiliser la communauté internationale autour de la crise. Pour rappel, le Tchad accueille déjà plus de 400 000 réfugiés soudanais ; or leurs besoins ne sont pas financés à hauteur de ce qu’ils devraient être, loin de là. Seuls 20 % des financements attendus pour le Tchad en 2022 dans le Plan de Réponse Humanitaire mis en œuvre par l’ONU avaient été mobilisés. Les principaux défis humanitaires s’articulent autour de trois points : la mobilisation, la protection et la coordination.
En termes de mobilisation, un engagement financier des donateurs est très attendu. Sur le plan de la protection, il convient, d’une part, de mettre à l’abri des violences les personnes ayant franchi la frontière et d’installer des abris d’urgence pour héberger les réfugiés qui se trouvent en pleine nature, vulnérables face aux intempéries ; d’autre part, de protéger les acteurs humanitaires. Enfin, il est nécessaire de mettre en place un système de coordination entre les divers acteurs présents sur le terrain (organisations humanitaires, organisations internationales, autorités centrales et régionales du Tchad, etc.) pour leur permettre d’optimiser leurs actions.
Quatre hypothèses
Quatre hypothèses se dégagent aujourd’hui : 1) la poursuite de la confrontation actuelle, ce qui impliquera une accélération des diverses exactions ; 2) une victoire des forces armées soudanaises, qui se traduirait par un repli des FSR sur le Darfour, dont les forces de Burhan, avant tout préoccupées par la sécurisation de Khartoum et de ses environs, leur abandonneraient le contrôle ; 3) une situation où les FSR prendraient le dessus – les Darfouris ne pourraient alors aucunement compter sur la protection du nouveau gouvernement central ; 4) La quatrième hypothèse, moins dramatique pour ces populations, repose sur une éventuelle intervention de la communauté internationale, option qui semble pour l’heure lointaine malgré la récente venue au Tchad de la secrétaire adjointe de l’ONU.
Les crimes de masse commis dans le cadre du conflit sont d’une telle ampleur que la Cour pénale internationale a pu, à juste titre, se saisir du dossier. Sur le plan sécuritaire, un cessez-le-feu suivi du déploiement d’une force d’interposition avec mandat doit être imposé par l’ONU.
Sur le plan logistique, les différents mécanismes d’urgence doivent être rapidement mis en action afin de mobiliser les fonds nécessaires pour garantir l’assistance humanitaire. Sur le plan judiciaire, et à l’instar de l’actuelle initiative de la CPI, les juridictions pénales internationales doivent se saisir de la question face aux violations des conventions du droit international humanitaire (Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des tribunaux pénaux internationaux – MTPI-,juridictionshybrides,mécanismesd’enquêtepré-juridictionnels).
Enfin, sur le plan politique, un agenda de sortie de crise doit être assorti d’une mise sous embargo préalable du Soudan en ce qui concerne la circulation des armes.
Pierre Kamdem, Professeur des universités en Géographie, Université de Poitiers et Abdel Hakim Tahir Arim, Doctorant en géographie à l’Unité de Recherche RURALITES, Université de Poitiers
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.