De terrain de compétition entre Russes et Occidentaux, l’Afrique se mue en terrain de confrontation, à travers le risque d’importation du conflictualité russo-occidental qui s’exprime en Ukraine,
Lorsque l’on s’intéresse à la présence et aux activités russes en Afrique, il convient d’avoir à l’esprit quelques idées clefs. Tout d’abord, la Russie ne dispose d’aucun intérêt vital sur le continent africain. Moscou considère que ses intérêts perçus comme vitaux restent concentrés dans l’espace post-soviétique. Ceci ressort d’ailleurs très clairement de la dernière version du “Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie” publié le 31 mars dernier, qui remet à l’honneur le “proche étranger” russe, c’est-à-dire les États de la Communauté des États indépendants(CEI), ceux de l’Union économique eurasiatique, l’Union Russie-Biélorussie, et bien entendu, l’Ukraine.
Par rapport à la précédente version, qui datait de 2016, la place de l’Afrique dans les priorités régionales de la politique extérieure russe est rehaussée. Alors que le continent africain figurait en dernière position dans l’ancien texte, il se situe en milieu de tableau dans la nouvelle version.
Précisons que, tout comme c’est le cas pour les chancelleries occidentales, la Russie dissocie l’Afrique du Nord du reste du continent africain dans la définition de la zone africaine.
Mes recherches portent, entre autres, sur la géopolitique de la Russie. Dans cet article, j’explique comment l’Afrique est en passe de devenir un terrain de confrontation entre la Russie et l’Occident, alors qu’elle était jusqu’ici leur terrain de compétition.
Une balance commerciale en faveur de Moscou
L’Afrique reste marginale pour Moscou du point de vue du commerce – surtout si l’on fait abstraction des relations économiques avec l’Algérie et l’Égypte : le volume des échanges économiques russo-africains s’établit annuellement entre 1 et 2 milliards de dollars. Entre 2012 et 2021, le solde de son commerce avec l’Afrique est positif pour la Russie et s’élève à 92 milliards de dollars.
A titre de comparaison, Russes et Turcs ont échangé, rien qu’en 2022, près de 62 milliards de dollars. Les ressorts du développement du commerce russo-africain sont connus : la dédollarisation des échanges avec l’utilisation du yuan chinois susceptible de faire tomber les réticences de partenaires soucieux de ne pas s’exposer aux sanctions secondaires occidentales, une meilleure logistique internationale, une connaissance mutuelle approfondie… Aujourd’hui, 35 000 étudiants africains résident en Russie. C’est 3,5 fois plus qu’il y a 10 ans.
Deuxièmement, la réinsertion de la Russie en Afrique a été rendue possible par un autre “retour”, celui réussi par Moscou au Moyen-Orient et en Afrique du Nord au cours des années 2010. On imagine en effet mal la Russie se lancer dans “l’aventure africaine” sans disposer d’arrière-bases. Ces points d’appui, elle se les est créés en Méditerranée, en Syrie, au Soudan et en Libye pendant la dernière décennie. Ils lui ont servi de tremplins diplomatiques, politiques, sécuritaires ou encore de corridors pour accéder à l’Afrique.
Troisièmement, contrairement à une idée largement répandue, le Kremlin ne dispose d’aucun “grand plan” pour l’Afrique. La réinsertion russe en Afrique sub-saharienne se produit par “à-coups” et est le fruit de l’exploitation de contextes locaux ou régionaux favorables. Elle s’appuie sur l’expertise ou les réseaux d’acteurs russes parfois implantés depuis de nombreuses années sur le continent africain, comme les grands conglomérats étatiques ou les majors privées (l’entreprise diamantifère Alrosa, le pétrolier Lukoïl…). Toutefois, la coordination des actions diplomatiques russes déployées en direction de l’Afrique relève du ministère russe des Affaires étrangères.
Augmentation des ressources diplomatiques
Si l’administration présidentielle reste en prise avec l’Afrique – Vladimir Poutine dispose d’un envoyé spécial pour l’Afrique et le Moyen-Orient en la personne de Mikhaïl Bogdanov–, ce sont bien les services de Sergueï Lavrov qui sont à la manœuvre, et non le ministère de la Défense (comme en Syrie) ou les services spéciaux (comme en Iran). La marge de manœuvre et les ressources diplomatiques russes devraient perdurer, voire augmenter, dans les années à venir.
La réduction drastique des effectifs dans les ambassades russes en Occident, suite aux expulsions intervenues depuis la fin des années 2010, et la rupture de toute forme de coopération entre la Russie et les pays occidentaux du fait du conflit en Ukraine, va permettre la redistribution de ressources (humaines, financières) en faveur du réseau diplomatique russe déployé en Afrique.
Parmi les vecteurs mobilisés par Moscou afin de rebâtir son influence figure notamment la coopération militaro-technique – la Russie est le premier fournisseur de matériels militaires en Afrique subsaharienne pour la période 2018-2022 selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI). On peut aussi mentionner la diplomatie économique avec le Comité de coordination pour la coopération économique avec les pays africains (Afrokom).
Il y a également un discours de rupture avec l’Occident qui s’articule autour de la multipolarité dans les affaires du monde, l’accent mis sur la souveraineté des États et la dénonciation acerbe du prétendu néo-colonialisme dont feraient preuve les Occidentaux à l’égard des pays dits du “Sud global”.
Bienveillance des Africains
La portée du discours russe a pu être mesurée à l’occasion des votes concernant la guerre en Ukraine intervenus à l’Assemblée générale des Nations Unies depuis le 24 février 2022. Au cours de ces votes, plusieurs pays africains ont pratiqué la politique de la chaise vide, tandis que d’autres préféraient s’abstenir de voter en faveur de textes jugés trop virulents à l’égard de Moscou. La distanciation, voire la neutralité bienveillante de certains États africains, interpellent et traduisent une forme de compréhension à l’égard de la Russie. S’ajoute à ces vecteurs celui, bien connu, de la sécurité, avec Wagner et ses multiples filiales africaines.
Le vecteur religieux pourrait être davantage mobilisé par Moscou. Avec ses 25 millions de citoyens musulmans, la Russie joue la carte de l’islam (elle est observatrice à l’Organisation de la coopération islamique(OCI). En mai dernier, la ville russe de Kazan a ainsi accueilli le forum international économique “Russie – monde islamique” auquel le Sénégal a participé, aux côtés des pays du Golfe et d’Afrique du Nord notamment.
Enfin, en Afrique comme ailleurs, les responsables de la politique étrangère de la Russie ont tendance à considérer les crises et conflits à l’aune du rapport de force dans lequel la Russie est engagée avec la communauté euro-atlantique. C’est ce que l’on appelle le “prisme occidental” de la politique extérieure de la Russie. Autrement dit, les initiatives russes en Afrique sont mises en œuvre dans le cadre de la politique de puissance globale voulue par Vladimir Poutine. Cette politique passe aujourd’hui par une posture de confrontation sous le seuil du conflit avec l’Occident.
De terrain de compétition entre Russes et Occidentaux, l’Afrique est en passe de se muer en terrain de confrontation, à travers le risque d’importation du conflit russo-occidental. Ce conflit s’exprime en Ukraine, et ailleurs, où les intérêts russes et occidentaux se télescopent.
Le “retour” de la Russie en Afrique demeure donc inachevé et conserve une part de versatilité dans la mesure où il reste tributaire, côté russe, de dynamiques largement extrarégionales.
Assane Diagne, Francophone Editor, The Conversation; Grégory Rayko, Chef de rubrique International, The Conversation; Lisa Behloul, Editor, The Conversation, and Thomas Hofnung, Editor, The Conversation
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.