La Russie tente de normaliser un ordre international basé sur la loi du plus fort où la démocratie et le respect des droits humains sont facultatifs.
Moins de 1% de l’investissement étranger direct en Afrique provient de la Russie. Substantiellement, la Russie apporte donc peu au continent. Mais la visite très remarquée du ministre russe des Affaires étrangères, alors même que la guerre de la Russie en Ukraine fait rage, démontre à quel point la Russie a besoin de l’Afrique.
L’une des priorités du voyage de Lavrov – en Égypte, en République du Congo, en Ouganda et en Éthiopie – est de démontrer que la Russie n’est pas isolée sur la scène internationale, en dépit des dures sanctions occidentales.
L’objectif est de dépeindre la Russie comme une grande puissance libre de toute entrave qui a des alliés partout dans le monde avec lesquels elle poursuit des relations comme si de rien n’était.
La Russie tente également de normaliser un ordre international basé sur la loi du plus fort où la démocratie et et le respect des droits humains restent facultatives.
Le voyage de Lavrov en Afrique est donc important pour le positionnement géostratégique de la Russie. Les messages russes dépeignent l’expropriation impérialiste de territoire en Ukraine comme quelque chose qui s’inscrit dans le cadre plus vaste de la lutte idéologique entre l’Orient et l’Occident. Si Moscou parvient à convaincre avec un tel message, peu de pays la critiqueront.
Cela explique en partie pourquoi 25 des 54 pays d’Afrique se sont abstenus ou n’ont pas voté pour condamner l’invasion russe de l’Ukraine lors des votes de l’Assemblée générale de l’ONU ES-11/1 en mars dernier. Cette réponse ambivalente offre un contraste saisissant avec la condamnation généralisée dans toutes les autres régions du monde.
Lavrov devrait aussi tenter de présenter le récent accord entre la Russie et l’Ukraine pour débloquer plus de 20 millions de tonnes de céréales ukrainiennes comme un geste humanitaire de la Russie. Et ce en dépit du fait que c’est l’invasion et le blocus russes des ports ukrainiens qui empêchent ces céréales d’atteindre les marchés internationaux. Le bombardement russe du port d’Odessa le lendemain même de l’accord suggère que Moscou continuera à se servir de la crise alimentaire comme d’une arme, tout en pointant l’Occident du doigt. L’Égypte et l’Éthiopie, deux pays clés sur l’itinéraire de Lavrov, ont été particulièrement atteints par cette coupure dans la distribution alimentaire. Le blocus russe a en effet entrainé le doublement des prix des denrées céréalières cette année, créant ainsi des pressions politiques et sociales intenses à travers l’Afrique.
Ce que gagnent les pays hôtes africains
Mettre l’accent sur les considérations idéologiques contribue à masquer le caractère modeste des investissements économiques et diplomatiques de la Russie en Afrique.
Cela pose donc la question de savoir ce que gagnent les dirigeants africains à accueillir Lavrov alors même que la Russie essuie des critiques virulentes pour son agression non provoquée et la déstabilisation qui s’en est suivie des marchés globaux de l’alimentation, des engrais et du carburant. La réponse courte est qu’ils cherchent un soutien politique.
L’influence grandissante de la Russie en Afrique ces dernières années est en grande partie le résultat de l’usage, par Moscou, de moyens non-officiels, notamment le déploiement de mercenaires, les campagnes de désinformation, d’accords de ressources contre des armes et du trafic de métaux précieux. Ces instruments à moindre frais ont un grand impact et sont normalement utilisés pour soutenir des dirigeants africains isolés et dont la légitimité est en question. Le soutien russe aux dirigeants en difficulté de la République centrafricaine (RCA), du Mali et du Soudan a été d’un grand apport pour leur maintien au pouvoir.
Il faut aussi noter que cette approche asymétrique russe pour augmenter son influence en Afrique se distingue par le fait que ces partenariats sont établis avec les dirigeants en personne et non pas avec la population. Il s’agit donc de coopter les élites plutôt que d’établir une coopération bilatérale traditionnelle.
Comprendre ces motivations permet de mieux cerner le voyage et l’itinéraire de Lavrov. Le président égyptien Abdel al Sissi est un allié clé dans les efforts russes à installer un gouvernement fantoche en Libye. Ceci permettrait, en effet, à la Russie d’établir une base navale durable dans le sud de la Méditerranée et d’accéder aux réserves de pétrole libyennes.
Sissi est aussi un partenaire de la Russie dans sa tentative d’entraver les efforts pour entraver les transitions démocratiques soudanaise et tunisienne.
Par ailleurs, la Russie est un fournisseur important d’armements pour l’Égypte. Un prêt de 25 millions de dollars financé par la Russie pour que l’entreprise d’énergie atomique Rosatom construise la centrale nucléaire de Dabaa au Caire n’a guère de sens du point de vue économique. Mais il sera une aubaine pour les sbires de Sissi et de Poutine, tout en permettant à la Russie d’asseoir son influence sur Sissi.
Le voyage de Lavrov en Ouganda donne une couverture politique au régime de plus en plus répressif et imprévisible du Président Yoweri Museveni, alors même qu’il tente de mettre en place une succession héréditaire au profit de son fils, Muhoozi Kainerugaba. L’intérêt principal de la Russie en Ouganda est de faire venir dans l’orbite de Moscou encore un pays d’Afrique jusque-là plutôt penché vers l’Occident. Pour Museveni, se rapprocher de la Russie est un message pas si subtil de son intention de s’aligner encore plus avec Moscou si l’Occident s’avère trop critique par rapport à la détérioration de la situation des droits humains et de la faiblesse de démocratisation dans son pays.
Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed tente lui aussi de se défendre contre de virulentes critiques internatonales concernant les allégations présumées de violations des droits humains commises par L’Ethiopie et les entraves à Tigré et pour les entraves à la distribution d’aide humanitaire dans la région. Addis Abeba a bien apprécié les actes posés par la Russie pour contrecarrer les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU sur le conflit au Tigré et la crise humanitaire.
L’Éthiopie a longtemps mené une politique étrangère indépendante. Mais Addis Ababa abritera le prochain sommet Russie-Afrique, prévu cette année. Un évènement qui pourrait servir de plateforme visible pour renforcer le message de Moscou que la Russie demeure la bienvenue sur la scène internationale.
Lors de son passage à Addis Ababa, on peut s’attendre à ce que Lavrov mette en relief les liens proches de la Russie avec l’Union africaine. La peur de contrarier la Russie a poussé l’organisme régional à reporter à plusieurs reprises une réunion virtuelle avec le Président Volodymyr Zelensky. Quand la réunion s’est enfin (discrètement) tenue en juillet, seuls quatre dirigeants africains y ont participé.
Le Président Denis Sassou-Nguesso de la République du Congo a dirigé le pays d’Afrique centrale depuis 1979 – il ne s’est écarté du pouvoir que pendant cinq ans. Le pays est 162 ème sur 180 dans le classement annuel de Transparency International, l’indice de perception de la corruption. Le pays s’est fait remarquer par Moscou pour ses efforts visant à accroître son contrôle sur les exportations d’hydrocarbures depuis le Congo, la RDC, et la RCA, en passant par Pointe Noire. Cela renforcerait aussi l’influence russe sur les marchés mondiaux de l’énergie globaux.
Quels avantages pour les Africains ordinaires?
La visite de Lavrov démontre que certains dirigeants africains estiment qu’il existe une intérêt politique à maintenir des liens avec la Russie, en dépit de sa réputation internationale ternie. En effet, la plupart des pays inclus dans cette tournée en Afrique maintiennent des relations importantes avec l’Occident.
Recevoir une visite très remarquée de Lavrov ne traduit pas des velléités de défaire ces liens mais plutôt d’acquérir davantage d’influence auprès des pays occidentaux.
Mais ce jeu est dangereux pour les dirigeants africains. L’économie russe, équivalant à celle de l’Espagne n’a pas réalisé des investissements et des échanges commerciaux importants en Afrique (mis à part les céréales et les armes) et est de plus en plus déconnectée du système financier international.
Par ailleurs, l’investissement directement international est fortement associé au maintien de l’État de droit. En montrant qu’ils sont ouverts à l’ordre international de la Russie qui ne respecte pas le droit, ces dirigeants risquent de compromettre leurs chances d’obtenir plus d’investissements de l’Occident.
Neuf des dix pays avec le plus d’investissements directs en Afrique, représentant 90 % de ces investissements, font partie du système financier occidental. Cela pourrait prendre des années avant que les pays d’Afrique ne se remettent d’une réputation ternie qu’ils risquent ainsi en adhérant à la vision du monde russe selon laquelle le respect de la loi n’est pas contraignant.
Le voyage de Lavrov en Afrique n’est pas un évènement isolé, il fait plutôt partie d’une composition chorégraphique en cours. Moscou essaye de gagner en influence en Afrique sans pour autant y investir. Cette stratégie ne portera ses fruits que si certains dirigeants africains y voient un moyen de consolider leur emprise sur le pouvoir, malgré les atteintes aux droits humains et aux normes démocratiques.
Si les avantages pour Moscou et les dirigeants africains sont clairs, ils le sont nettement moins pour les citoyens ordinaires d’Afrique.
Joseph Siegle, Directeur de recherche, Africa Center for Strategic Studies, University of Maryland
Cet article est republié à partir du site The Conversation sous licence creative common. Lire l’article original.