Dans plusieurs pays d’Afrique, la chicha est interdite, mais la cigarette peut continuer d’être consommée. Craignant des conflits avec l’industrie du tabac, les autorités restent mesurées. Les acteurs de la lutte contre le tabac appellent, eux, à appliquer cette interdiction aussi à la cigarette.
L’interdiction de la consommation de la chicha décidée ces derniers temps dans un certain nombre de pays du continent suscite une incompréhension auprès des organisations et acteurs de lutte contre le tabac et les drogues qui s’attendaient à ce que ces mesures s’appliquent à l’ensemble des produits assimilés.
Ainsi la commercialisation et la consommation de la pipe à eau encore appelée « chicha » ou narguilé sont interdites au Cameroun depuis le mois de mars 2022, suite à une décision du ministère en charge de l’Administration territoriale (MINAT).
Le Cameroun rejoignait ainsi des pays comme le Bénin, la Guinée, le Kenya, le Rwanda ou encore la Tanzanie. Au Burkina Faso, la mesure d’interdiction est en vigueur seulement dans la commune de Ouagadougou, depuis le 6 avril 2021.
Ce pays avait pourtant voté et adopté la loi N° 40/2010 portant lutte contre le tabac. Mais cette loi est loin d’être appliquée.
Si le degré d’engagement dans la lutte contre la chicha n’est pas le même que celui de la lutte contre la cigarette, c’est à cause des intérêts économiques de l’industrie du tabac qui entrent en jeu, regrette Georges Ouédraogo, le chef de l’Unité de sevrage tabagique de Ouagadougou.
« Ces dernières années, lorsqu’on a voulu durcir la législation contre la cigarette, une marche a été organisée à Bobo Dioulasso, la capitale économique, avec les familles des employés pour dire que nous visons la perte des emplois de leurs maris et enfants », explique-t-il.
Il déplore également le manque de soutien et d’accompagnement de l’Assemblée nationale à cette époque.
« Parmi eux aussi, il y a des gens qui en tirent profit et qui sont soutenus par l’industrie du tabac. Et c’est difficile d’étendre la rigueur de la lutte jusqu’à la cigarette », soutient Georges Ouédraogo.
Industrie du tabac
Interrogé sur la raison pour laquelle la chicha était interdite mais pas les autres produits du tabac tels que la cigarette qui sont autant nocifs que la pipe à eau, le ministère camerounais de la Santé n’a pas souhaité répondre à cette question.
Toutefois, une source interne à cette administration confie sous anonymat qu’il est question « d’éviter tout conflit avec l’industrie du tabac ». Cette même source rappelle que le Cameroun est engagé depuis plusieurs années dans la lutte contre le tabac. Soulignant que pour cela, depuis 2019, les paquets de cigarettes sont illustrés d’images montrant les conséquences de la consommation du tabac sur le corps humain.
Pour Abakar Mefire, enseignant de sociologie à l’Institut Siantou supérieur, une université privée basée à Yaoundé, cette situation est la parfaite illustration d’une justice à géométrie variable.
« La société étant caractérisée par cette incoordination, on se rend compte qu’on fait du deux poids, deux mesures. Ou alors en fonction des intérêts, les décisions prises, même au plus haut niveau, sont paradoxales à défaut d’être contradictoires », analyse le sociologue.
« C’est ce qui fait qu’il y ait ce genre de décision insensée. C’est-à-dire interdire la chicha et laisser la consommation du tabac », ajoute-t-il.
Il soutient que le capitalisme est un système politique et économique dans lequel la recherche des intérêts est effrénée. Et à ce titre, « on ne recule devant rien ».
Contradiction
La première contradiction, justifie-t-il, « c’est le fait que sur la plupart des paquets de cigarette, il est clairement mentionné que le tabac est constitué de la nicotine, une substance qui nuit gravement à la santé. Mais lorsqu’on veut évaluer la santé des entreprises dans le monde, on se rend compte que l’industrie du tabac est parmi celles qui génèrent un bénéfice inestimable ».
En effet, dans le cadre de la lutte contre le tabagisme, plusieurs mesures ont été prises telles que l’interdiction de la publicité en faveur du tabac, l’apparition des messages sanitaires sur les paquets indiquant que : « Fumer tue » ou « Fumer nuit gravement à votre santé et à celle de votre entourage ».
« Comment expliquer du point de vue moral qu’on dise que le tabac nuit gravement à la santé et qu’on le produise et le vende ? », s’interroge Abakar Mefire.
« Nous sommes face à une hypocrisie du monde pourtant présenté comme un monde moderne. Ce monde qui est dominé par le capitalisme qui fait que les intérêts sont au-dessus de toute valeur humaine, morale, éthique et déontologique », conclut-il.
Pour la secrétaire exécutive de la Coalition camerounaise contre le tabac (C3T), la décision d’interdiction de la chicha constitue une avancée notable dans le contrôle du tabac et ses produits dérivés. Judith Chekumo « appelle les autorités à s’assurer que la mesure est respectée par toutes les parties impliquées ».
Pour elle, « l’interdiction de la chicha contribuera à protéger la jeunesse camerounaise des effets dévastateurs liés à la consommation de ce produit dangereux et mortel »
Problème de santé publique
En effet, selon un responsable du MINAT au Cameroun qui a souhaité garder l’anonymat, l’interdiction fait suite aux nombreux troubles à l’ordre public enregistrés dans plusieurs villes du pays et dans lesquels étaient impliqués des jeunes qui avaient consommé la chicha.
Même son de cloche du côté d’Adama Ouédraogo, ex-conseiller communal du 3e arrondissement de Ouagadougou. « le conseil municipal de Ouagadougou pour stopper les dégâts sur la santé des jeunes, a décidé à l’unanimité de prendre cet arrêté communal contre la consommation, la vente de ce nouveau type de produit très dangereux qu’est la chicha », confie-t-il à SciDev.Net.
« A l’époque, nous avions demandé qu’à la suite du maire de Ouagadougou, les politiques prennent le relais à travers l’adoption d’un texte national pour protéger la santé de tous contre cette chicha. Car, c’est un problème de santé publique », se rappelle Salif Nikiéma, le coordonnateur de l’Association Afrique contre le tabac (ACONTA), une organisation basée au Burkina Faso.
Il est difficile de déterminer le nombre de personnes qui consomment la chicha. Mais au Cameroun, les estimations font état de 0,04 million de personnes, indique Marileine Kemme Kemme, addictologue et cheffe du Centre de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie de l’hôpital central de Yaoundé.
L’échelle des valeurs est inversée
Le Comité national de lutte contre la drogue va même plus loin en disant que la consommation de la chicha est pratiquée par 46% de jeunes en milieu urbain dans le pays.
« Lors d’une de nos enquêtes, le plus jeune consommateur de chicha avait 5 ans. Il la consommait avec son grand frère âgé de 12 ans. Tous les deux partageaient le même embout buccal pour fumer », témoigne Georges Ouédraogo, chef de l’Unité de sevrage tabagique de Ouagadougou au Burkina Faso.
Ce dernier fait allusion à une enquête STEP (enquête réalisée étape par étape) menée en 2021 au Burkina Faso dont le rapport est en cours de finalisation.
En outre, révèle la même source, « peu de femmes semblent fumer la cigarette, alors qu’avec la chicha, un quart des consommateurs est de sexe féminin ».
Pour comprendre le succès de la chicha parmi les jeunes, le sociologue Abakar Mefire affirme que nous sommes dans une société « dans laquelle l’échelle des valeurs est inversée ».
« Parce que l’échelle des valeurs est inversée, la société est plongée dans une crise morale qui a atteint son paroxysme. C’est de ce point de vue que tout ce qui va de travers par rapport à la socialisation ou à l’éducation des jeunes prend de l’ampleur », explique le sociologue.
Hypocrisie sociale
Parmi ces choses qui constituent la déviance, poursuit-il, « nous avons la consommation de l’alcool, de la drogue et de toutes formes de stupéfiants. La consommation des stupéfiants dans une société qui semble caractérisée par une d’hypocrisie a trouvé de nouvelles formes de couverture parmi lesquelles la chicha ».
L’universitaire ajoute également que dans l’imagerie populaire on présente la chicha comme un élément d’ambiance.
« On est tenté de croire que lorsque les jeunes sont dans les milieux de distraction, la chicha est l’élément qui leur permet de s’évader et de se distraire. C’est ce que nous appelons l’hypocrisie sociale » soutient-il.
Selon Dramane Compaoré, les gens consomment la chicha parce qu’ils croient que c’est un phénomène de mode. « Or, c’est une substance qui fait des ravages depuis le cerveau jusqu’à tous les organes du corps », prévient-il.
Effets nocifs
Cela s’explique par le fait qu’à la place de l’eau, « nos jeunes mettent de la bière, de l’alcool, de la cocaïne, des substances fruitées… Car, il y a des parfums de pamplemousse, mangues, divers fruits », relève George Ouédraogo.
« On peut également y retrouver des feuilles de cannabis ou d’autres drogues », ajoute Marileine Kemme Kemme.
En plus d’encourager la consommation, ces mélanges sont « trompeurs car les fumeurs n’ont pas idée de la quantité de produits toxiques inhalés et de leurs effets nocifs à long terme », soutient Georges Ouédraogo.
Tous ces mélanges, ajoute-t-il, « produisent des toxines qui augmentent le risque d’intoxication au monoxyde de carbone avec des symptômes tels que vertiges, nausées, maux de tête, vomissements, sensation d’oppression, rythme cardiaque rapide, suivis d’une altération de l’état de conscience et d’une perte de conscience en cas d’exposition prolongée…sur le consommateur ».
Pour Basil Dana, ancien secrétaire permanent du Comité national de lutte contre la drogue au Cameroun « c’est la nicotine qui est le principe actif. C’est ce produit qui va créer l’addiction et pousser quelqu’un à en consommer davantage et en devenir finalement dépendant. Or, plus on va la [nicotine] consommer, plus on aura le risque de développer des maladies », relève Basil Dana.
Monoxyde de carbone
La dangerosité vient également du mode d’administration de la chicha. Le mode inhalé ou fumé, c’est également le mode d’administration le plus rapide, affirme Marileine Kemme Kemme.
« Quand on fume une substance comme la nicotine, on est dans les 7 à 10 secondes pour en avoir l’effet dans le cerveau. Par contre quand on avale ou qu’on injecte, l’effet va être moins rapide », explique-t-elle.
Georges Ouédraogo rappelle que le fait que la fumée passe par l’eau augmente la concentration en monoxyde de carbone qui va être néfaste pour l’organisme.
En effet, explique Basil Dana, une séance de chicha de 45 minutes équivaut à 20 cigarettes en termes de monoxyde d’azote, à 26 cigarettes en termes de goudron et à 40 cigarettes en termes de volume de fumée inhalée. Toutes des substances toxiques connues pour favoriser des maladies chez les fumeurs.
Le fumeur de pipe à eau et les personnes exposées à la fumée encourent de graves dangers, précise Marileine Kemme Kemme. Sur le plan médical, « dans la chicha, on retrouve ces feuilles de tabac qui contiennent de la nicotine et les autres substances qui sont parfois cancérigènes … », soutient-elle.
Ces substances peuvent causer : « Les maladies cardiovasculaires, l’hypertension artérielle, le diabète, les maladies coronariennes. Ça peut également causer les troubles au niveau de la sexualité. », énumère l’addictologue.
Pour les filles qui consomment la chicha et prennent les pilules, « l’association de ces deux est contre-indiquée. Elles s’exposent aux AVC. La patiente que j’ai vue dans ce cas avait 25 ans. Elle a fait un AVC », confie Georges Ouédraogo.
Cet article a été publié sur la version française de SciDev.net et est reproduit avec leur autorisation.