Entre lutte contre le terrorisme et interrogations sur la pérennité de la Françafrique, quelle légitimité pour l’intervention française au Mali ?
Nous publions un extrait du nouvel ouvrage de Johanna Siméant-Germanos, Grégory Daho et Florent Pouponneau, enseignants-chercheurs en science politique, respectivement au département de Sciences sociales de l’ENS, au département de Sciences Politique de l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, à Sciences Po Strasbourg « Entrer en guerre au Mali », paru dans la Collection « Sciences sociales » de Rue d’Ulm. Ce passage s’intéresse à l’opération militaire Serval menée par l’armée française au Nord Mali en 2013-2014.
La stratégie française en Afrique
Serval ne serait-il qu’un énième soubresaut de la Françafrique ? En matière d’interventions africaines de la France, une rupture marque le milieu des années 1990. La mise en cause du rôle de la France au Rwanda, la doctrine Balladur conditionnant le soutien à l’alignement sur les critères du Fond monétaire international et de la Banque mondiale, puis la doctrine jospinienne du « ni ingérence ni indifférence », ont contribué à un retour en grâce du discours évoquant la fin de la Françafrique.
Le redéploiement de la stratégie française qui semble s’opérer en Afrique, et avec quelques exceptions unilatérales, notamment en Côte d’Ivoire en 2002, se matérialise à travers la promotion multilatérale de nombreux programmes de coopération visant une régionalisation de la sécurité du continent : Renforcement des Capacités Africaines de Maintien de la Paix (RECAMP), Réformes du Secteur de la Sécurité (RSS), Désarmement, Démobilisation et Réinsertion (DDR). Si l’appui aux groupements régionaux est le principe autour duquel la France articule aujourd’hui sa diplomatie sécuritaire – à l’image de la mobilisation de la Cédéao en amont de l’opération Serval, le regain d’intérêt américain pour le continent se manifeste par une autre option : le soutien direct à certains États-pivots (Afrique du sud, Éthiopie, Kenya, Ouganda, Sénégal).
Pourtant, c’est bien la France, et non l’Union européenne ou une force onusienne, qui est entrée en guerre au Mali. Serval semble constituer sous cet aspect un « unilatéralisme régionalisé » : si la mise en œuvre unilatérale de l’intervention militaire ne fait aucun doute (malgré, on le verra, la dépendance aux moyens de transport et de surveillance américains et l’appui sur les troupes tchadiennes), sa préparation et sa légitimation empruntent un registre multilatéral. La politique africaine de la France continue donc à se traduire par « une ingérence ointe du Saint-Sacrement multilatéral, onusien, africain ou européen dans lequel elle ne respecte jamais vraiment le jeu multilatéral et africain qu’elle prétend jouer ».
En d’autres termes, la gestion multilatérale des crises africaines n’est pas incompatible avec les logiques unilatérales héritées de l’histoire coloniale. La France a moins abandonné sa tradition néocoloniale qu’elle n’a été poussée à le faire du fait de la rétraction de ses moyens et de l’affaiblissement de sa légitimité. Et les interventions de l’UE s’effectuent avec un pays leader qui a toutes les chances d’être un ancien pays colonial.
La lutte contre le terrorisme
Une autre particularité distingue Serval dans l’histoire des interventions françaises en Afrique. On a certes affaire à une opération éclair rendue possible par l’héritage colonial – des accords de défense, des forces prépositionnées, des savoir-faire et des attentes réciproques entre autorités françaises et maliennes. Mais le Mali ne faisait pas partie historiquement du pré carré foccartien, et les affinités entre élites politiques malienne et française n’avaient rien à voir avec celles qui caractérisaient à l’inverse le Congo, le Cameroun, le Gabon, la Côte d’Ivoire – voire le Sénégal.
En 1960, le Mali avait annoncé brutalement son indépendance, et opté pour une voie socialiste. Considéré comme un État aux faibles ressources naturelles, le Mali est un « pays pauvre très endetté » (PPTE) dont la France reste le 2e bailleur de fonds en matière d’Aide publique au développement (APD). Si intérêt économique à intervenir il y avait, il renvoyait d’abord au Niger voisin, pourvoyeur d’uranium. L’intervention ne relève donc pas simplement du jeu classique des transactions de la Françafrique.
L’intervention au Mali doit donc être replacée dans la séquence qui s’ouvre à partir de 2001 aux États-Unis et une dizaine d’années plus tard en France : la systématisation de la « lutte contre le terrorisme ». On ne peut simplement considérer cette narration comme un habillage rhétorique tant ses effets sont structurants sur la légitimation et l’énonciation des façons de faire la guerre, de la justifier et de la financer. En particulier, l’opération Barkhane, qui suivra Serval, est souvent décrite à la lisière de l’anti-terrorisme et du State building.
La légitimité de l’opération Serval
En premier lieu, la légitimité politique de ces interventions provient des mandats internationaux même si, en toute rigueur, la justification multilatérale de l’action française en Côte d’Ivoire en 2002 ou au Mali en 2013 intervient a posteriori. Ensuite, la légitimation d’une intervention passe par l’opportunité : dans le cas malien, en plus de la « colonne » matérialisant la menace, les mauvais calculs des « groupes djihadistes ». En troisième lieu, l’intervention nécessite des ressources financières obérées par le remboursement des déficits publics. Ces ressources conditionnent les effectifs et les moyens utilisés (hommes au sol, soutien aérien, système de surveillance, location d’avions de transport de troupes et de matériel). Enfin, le soutien national constitue le dernier niveau de préparation d’une intervention : au-delà de l’implication des corps intermédiaires et autres relais d’opinion (journalistes, parlementaires, industriels, chercheurs…), la plupart des travaux montrent que ce soutien décline sur la durée.
Autrement dit, l’ancienneté de la présence militaire en Afrique n’est qu’un facteur, majeur certes, parmi d’autres pour expliquer la morphologie d’une opération éclair (en tout cas prévue comme telle à son enclenchement), au même titre que la participation régulière aux interventions multilatérales post-guerre froide, la réactivité de la chaîne décisionnelle ou l’expertise professionnelle reconnue aux officiers par les autorités politiques. C’est par l’articulation de l’ensemble de ces facteurs que les autorités françaises ont pu conforter la légitimité multilatérale de l’intervention tout en conservant une forte autonomie opérationnelle par rapport aux Nations unies.
Le cadrage anti-terroriste de l’intervention au Mali contribue à deux effets non intentionnels : la recherche par les États d’une rente internationale de la [lutte antiterroriste], et, sur le plan analytique, une lecture étroitement sécuritaire dépolitisant les enjeux locaux. Or l’histoire des irrédentismes septentrionaux, touaregs en particulier – et leur articulation croissante aux bouleversements sahéliens, montre que le ralliement aux thématiques dont les organisations « djihadistes » étaient porteuses renvoie aussi à l’histoire longue des insatisfactions, et de leur politisation, au Nord du Mali.
Le soulèvement initial, provenant du MNLA, animé par des jeunes Touaregs éduqués, ralliés par des aînés qui revenaient de Libye, a vite été « doublé » par des organisations « djihadistes », parmi lesquels Ansar Dine, dirigée par Iyad al Ghaly, qui profitèrent de la déstabilisation provoquée pour prendre le dessus au Nord. Les logiques du ralliement ont varié selon les lieux de leur ancrage et ce qu’elles proposaient : le Mujao, par exemple, a essentiellement recruté à Gao dans les premiers temps, en s’appuyant notamment sur un conflit foncier ancien entre Peuls et Touaregs, avant d’être rallié par de grands commerçants, trafiquants et notables de la communauté Lemhar. On comprend que le discours répandu chez une partie des officiers de l’armée française d’un MNLA partenaire potentiel, s’il a sa propre rationalité, néglige les logiques particulièrement complexes du ralliement aux soulèvements du nord.
Cet article est publié dans le cadre du colloque « Modernités africaines. Conversations, circulations, décentrements », qui a lieu du 9 au 11 juin 2022 à l’ENS-PSL, sur les campus Jourdan et Ulm. Retrouvez ici le programme de ces échanges.
Johanna Siméant-Germanos, Professeure de science politique, École normale supérieure (ENS) – PSL; Florent Pouponneau, Maître de conférences en science politique, Sciences Po Strasbourg – Université de Strasbourg, and Grégory Daho, Maître de Conférences en science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.