Le faible cadre démocratique garantissant la protection des libertés rend notamment plus probable l’expropriation des investissements étrangers par les élites politiques locales.
À l’horizon 2030, la Banque mondiale prévoit que deux tiers des personnes en situation d’extrême pauvreté dans le monde vivront dans des États fragiles et/ou touchés par des conflits. La pandémie mondiale de Covid-19 n’a fait qu’exacerber cette fragilité et ses conséquences ont été nombreuses : l’augmentation de la pauvreté en particulier chez les enfants, la dégradation du système éducatif et de la protection sociale, les changements climatique et démographique, la montée dramatique des conflits violents, ainsi que la plus grande crise de déplacements forcés jamais enregistrée.
Les situations de fragilité touchent plusieurs pays de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA) où quatre personnes sur dix vivent dans des États fragiles secoués par des crises économiques, géopolitiques et sociétales. Deux États de cette région, à savoir le Yémen et la Syrie, figurent même parmi les trois États jugés comme les plus fragiles au monde, alors que d’autres tels que Djibouti, l’Égypte, le Liban, la Libye, l’Iran ou encore l’Irak, sont en état d’alerte élevée concernant leur niveau de fragilité selon le dernier classement basé sur l’Indice des États fragiles de 2021 (Fragile States Index) publié par le think tank américain Fund for Peace.
L’étude empirique que nous avons menée auprès de dix-sept pays de la région MENA durant la période 2002-2018, récemment publiée dans la Revue canadienne des sciences de l’administration, confirme le fait que la fragilité décourage les investisseurs. Des éléments contextuels caractéristiques de la région contribuent également à renforcer cet effet négatif que peut avoir la fragilité sur l’attractivité des investissements étrangers.
Une fragilité multidimensionnelle
Il n’existe pas de définition précise associée au concept d’« États fragiles » appelés aussi défaillants. Ce dernier a vu le jour dans un contexte à la fois sécuritaire, marqué par les attentats terroristes du 11 septembre 2001, et économique, avec les politiques de développement préconisées par des organisations intergouvernementales à l’égard des pays politiquement instables et en situation d’extrême pauvreté.
Sur le plan sécuritaire, les États les plus fragiles sont des pays en situation de conflit violent ou de guerre civile dans lesquels l’État n’est plus en mesure d’assurer le contrôle de son territoire et de fournir les services de base à sa population. Sur le plan économique, la fragilité des États renvoie à des économies prises dans une « trappe à pauvreté ». Prises ensemble, la dimension sécuritaire et la dimension économique de la fragilité donnent naissance à l’une des catégories d’États fragiles les plus connues, à savoir les « pays à faible revenu en difficulté » (low-income countries under stress, LICUS) introduite par la Banque mondiale en 2002, et qui renvoie aujourd’hui à des pays en situation de fragilité, conflit et violence (fragility, conflit and violence (FCV) settings).
Par-delà cette approche très institutionnelle, la fragilité de l’État est désormais définie par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans un cadre multidimensionnel comme « la conjonction d’une exposition à des risques et d’une capacité insuffisante de l’État, d’un système ou d’une communauté à gérer, absorber ou atténuer ces risques. La fragilité peut avoir des conséquences dommageables comme la violence, la déliquescence des institutions, des déplacements de personnes, des crises humanitaires ou d’autres situations d’urgence ».
On peut ainsi identifier cinq dimensions principales de la fragilité :
- la dimension économique : vulnérabilité de l’État face aux risques induits par les chocs macroéconomiques
- politique : risques provenant de décisions politiques liées à la corruption ou à l’instabilité du régime politique
- sécuritaire : vulnérabilité de l’État face au risque de terrorisme et de criminalité organisée
- sociétale : risques induits par les inégalités sociales
- environnementale : vulnérabilité de l’État face aux risques environnementaux, climatiques et sanitaires.
La fragilité de l’État est souvent mesurée par des indices composites, tels que l’indice des États fragiles (Fragile States Index, FSI), les indicateurs de gouvernance mondiale (World Governance Indicators, WGI) de la Banque mondiale ou l’indice de fragilité de l’État (State Fragility Index, SFI) du Center for Systemic Peace, même si ces indicateurs ne couvrent pas toujours les différentes dimensions de la fragilité que nous venons d’évoquer.
« Malédiction des ressources »
Les pays de la région MENA, déjà impactés par les conséquences des attentats terroristes du 11 septembre 2001, ont vu leur instabilité institutionnelle se dégrader encore davantage à la suite des événements du « printemps arabe », dix ans plus tard. Le changement de régime politique dans certains pays de la région, l’escalade de conflits violents dans d’autres couplés à la baisse des prix du pétrole, ont contribué à diminuer la confiance des investisseurs et, par conséquent, ont réduit fortement l’attractivité de ces localisations.
Dans un tel contexte, les entreprises ont tendance à choisir une localisation qui leur fournit un environnement stable leur permettant d’exploiter les avantages offerts par le pays d’accueil, d’accroître leur efficience et de réduire leurs coûts de production.
Toutefois, certains éléments contextuels laissent penser que la fragilité et l’instabilité politique ne découragent pas nécessairement tous les investissements, en particulier ceux qui concernent les matières premières. En effet, la présence de ressources naturelles dans ces pays aurait tendance à réduire l’impact négatif de la fragilité sur les investissements directs à l’étranger (IDE).
Cependant, les résultats de notre étude, citée ci-dessus, révèlent le contraire. La présence de matières premières, notamment les réserves de pétrole et de gaz naturel dans les pays du Golfe persique, semble plutôt vécue comme une contrainte liée à « la malédiction des ressources » que certains pays MENA ont pu connaître lorsque les rentes exceptionnelles tirées de la production et de l’exportation de pétrole ont provoqué des conflits et contribué à nuire à la diversification des activités économiques et au développement des autres secteurs d’activité.
De même, nous avons pu observer que le faible niveau de gouvernance démocratique dans ces pays contribue à renforcer cet impact négatif dans une région toujours aussi largement dominée par des régimes autocratiques. Cela tient au fait que l’absence d’institutions démocratiques garantissant la protection des libertés civiles et politiques rend plus probable l’expropriation des investissements étrangers par les élites politiques locales.
Pour conclure, les dirigeants d’entreprises devraient davantage prendre en considération la fragilité de l’État parmi les facteurs qui concourent à leur choix de localisation, en particulier dans la région MENA. Parallèlement, les gouvernements devraient s’attacher tout particulièrement à mettre en place des politiques et réformes nécessaires pour asseoir une stabilité politique, sociale et économique afin de rassurer et d’attirer des investisseurs étrangers.
Ils devraient d’autant plus le faire dans une période où le risque sécuritaire sera important dans les années à venir comme en témoigne Robert Greenway, directeur de l’Abraham Accords Peace Institute, qui fait remarquer que « Le Moyen-Orient va traverser la période la plus éprouvante de son histoire ».
Dora Triki, Professeur associé en management international, ESCE International Business School; Alfredo Valentino, Associate Professor, ESCE International Business School, and Anna Dimitrova, Professeur associé en Affaires internationales, ESSCA École de Management
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.