Les représentations racistes et genrées servent à justifier une différence de traitement dans l’accueil des personnes fuyant les guerres.
Depuis l’invasion de l’Ukraine par le régime de Vladimir Poutine, en 18 jours de guerre, plus de 3 millions de réfugiés ont quitté le pays. La Pologne, la Moldavie et la Roumanie s’organisent pour les accueillir, les associations se mobilisent, la société civile s’engage. L’Union européenne active une directive de 2001, jamais utilisée auparavant, qui permet d’accorder un statut de protection temporaire pour garantir un accès rapide aux droits : un droit au séjour, l’accès au marché du travail, l’accès au logement, l’aide sociale et l’aide médicale.
Des compagnies ferroviaires dans plusieurs pays (par exemple en France, aux Pays-Bas, en Belgique, en Autriche) annoncent la gratuité des transports. Face aux souffrances du peuple ukrainien, les politiques nationales et européennes en matière d’asile et d’accueil semblent, enfin, se hisser à la hauteur de la tragédie d’un peuple confronté à la guerre. L’absolu contraste avec les politiques d’asile et d’accueil mises en place jusqu’ici est flagrant. Dans nos recherches auprès de femmes exilées, menées depuis plusieurs années, nous avons en effet constaté un abandon social à l’arrivée en France.
L’absence d’hébergements, fabrique de violences sexuelles
En 2020, nous avons rencontré en région parisienne des femmes demandeuses d’asile venues de RDC, du Mali et de Côte d’Ivoire dans le cadre de deux recherches portant sur les violences de genre en contexte de migration.
Ces femmes ont toutes fui des violences dans leur pays d’origine et ont souvent été victimes de violences pendant leur voyage. Mais aucune protection ne leur est offerte à leur arrivée en France. Des associations comme la Cimade décrivent depuis plusieurs années le manque structurel de places d’hébergement pour les demandeurs et demandeuses d’asile. En 2019, ce sont environ deux tiers des demandeurs d’asile qui n’ont accès à aucune forme d’hébergement. Se retrouver à la rue, pour les femmes demandeuses d’asile, cela signifie être constamment exposées à un risque accru de violences sexuelles.
Une recherche quantitative réalisée en 2012-2013 avait déjà identifié l’insécurité administrative et l’insécurité résidentielle comme facteurs directs de violences sexuelles et de risque accru d’infection au VIH, les femmes ayant fui des violences dans leur pays d’origine étant 3,7 fois plus nombreuses à déclarer avoir été victimes de viols en France que les femmes migrantes venues pour raisons professionnelles.
Toutes les associations constatent en outre une dégradation des conditions d’accueil ces dernières années. Les femmes que nous avons rencontrées se sont retrouvées à la rue pendant plusieurs mois, parfois en plein hiver, pour certaines avec des enfants en bas âges, quelques-unes en situation de grossesse avancée. L’absence de places disponibles est telle que les associations qui font des maraudes dans la capitale n’ont pas de solutions, même pour les publics a priori « prioritaires ». Dans ce contexte, les femmes en situation d’exil sont parfois contraintes à des relations sexuelles transactionnelles en échange d’un toit. Dans d’autres cas, les solutions d’hébergement sont en elles-mêmes des lieux d’insécurité : de nombreux cas de violences ont été signalés dans les hôtels sociaux selon nos interlocutrices.
Une jeune malienne explique qu’elle s’abrite dans des gares, toujours assise, jamais allongée, pour ne surtout pas attirer l’attention, prétendre qu’elle attend, et tenter de protéger son intégrité physique en ne donnant pas à voir sa situation de rue. Elle s’assoupit mais ne dort jamais. La rue n’offre aucun moment de répit. Plusieurs années de suite, les services des hôpitaux publics deviennent le dernier rempart face à l’abandon et l’isolement de ces femmes. Les associations orientent parfois, faute d’autre alternative, les femmes enceintes vers les salles d’attente des hôpitaux pour qu’elles ne passent pas la nuit dans le froid.
Dégradation intentionnelle des conditions d’accueil
Les recherches de ces dernières années mobilisent les concepts de « nécropolitique », de « défaillance systémique », de « violence lente » ou encore de « dégradation intentionnelle » des conditions pour qualifier ces processus de militarisation des frontières et d’abandon social aux conséquences mortifères. Il existe peu d’études sur le sujet, mais les données disponibles indiquent que les frontières sont particulièrement meurtrières pour les femmes et que les implications nécropolitiques de la répression des migrations sont genrées.
Ces concepts montrent comment les États qui clament le droit de « contrôler leurs frontières », exercent leurs pouvoirs politiques et sociaux en laissant mourir les personnes « autres », « étrangères » de par l’abandon systématique de ces personnes et le déni structurel des droits (logement, nourriture, statut légal, accès à la santé) essentiels à leur survie. Notre recherche éclaire plus particulièrement la production institutionnelle de violences genrées en ce que le non-accueil, souvent analysé comme une politique de la dissuasion, engendre de manière systématique des violences sexuelles et de genre et présente donc une dimension structurelle.
Des représentations racistes et genrées de l’exil
Après des décennies de politiques de fermeture et de rejet, causant plus de 23 500 morts en Méditerranée depuis 2014, nombre d’éditorialistes et d’ONG célèbrent l’accueil absolument vital des réfugiés ukrainiens tout en constatant un double standard, un asile à deux vitesses, et, indéniablement, une logique raciste, dans ce revirement des politiques d’asile.
Si le contraste n’échappe à personne, en tentent d’expliquer ces différences, plusieurs journalistes verbalisent une vision suprématiste selon laquelle les réfugiés ukrainiens méritent davantage d’être accueillis que les réfugiés du Moyen-Orient et d’Afrique, couleur de peau et religion étant explicitement nommés comme critère légitime de hiérarchisation.
Les discours soulignant le fait que les personnes fuyant l’Ukraine sont en grande majorité des femmes et des enfants mettent en avant la « vulnérabilité » de ces réfugiées. Or, cette idée d’une « vulnérabilité » essentielle des femmes, renforce des stéréotypes de genre selon lesquels les femmes n’auraient pas elles-mêmes leurs propres stratégies et pouvoir d’agir.
Un droit d’asile à géométrie variable
Hommes et femmes politiques s’empressent aujourd’hui d’opérer un revirement radical de leurs discours quant aux politiques à déployer à l’encontre des personnes réfugiées. Emmanuel Macron qui s’engage à accueillir les réfugiés ukrainiens déclarait au moment de la prise de pouvoir des talibans en août 2021 :
« Nous devons anticiper et nous protéger contre des flux migratoires irréguliers importants qui mettraient en danger ceux qui les empruntent, et nourriraient les trafics de toute nature ».
Or l’OIM enregistre en 2021 plus de 700 personnes de nationalité afghane décédées en migration, soulignant de plus qu’il est difficile de compiler ces données et que la plupart des décès ne sont probablement pas documentés.
Dans la région de Calais où toutes les activités humanitaires ont été de plus en plus criminalisées dans le contexte de la politique du « zéro point de fixation », la maire Natacha Bouchart reçoit publiquement une famille de réfugiés ukrainiens pour symboliser son soutien et se dit choquée par le refoulement des Ukrainiens par les autorités anglaises, alors que les autres réfugiés tentant de rejoindre l’Angleterre sont refoulés depuis des années par les autorités françaises comme par les britanniques.
Le 7 mars 2022, le Comité exécutif du Réseau des Nations unies sur les migrations, publie, avec d’autres organisations, un appel solennel aux États pour agir et éviter les décès des personnes migrantes. Les politiques mises en place pour l’accueil des Ukrainiens sont essentielles pour protéger les vies des civils fuyant la guerre. Elles peuvent aussi servir d’exemple pour éviter plus de morts aux frontières, et devraient nous rappeler l’obligation d’offrir un accueil digne à toutes les personnes exilées.
Nina Sahraoui, Post-doctorante en sociologie, CRESPPA, CNRS, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) and Jane Freedman, Professeur de sociologie, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.