Les arnaques en tout genre ont envahi nos boîtes mail. Entre enrichissement personnel et subversion décoloniale, l’étude des « brouteurs » ivoiriens permet de mieux comprendre ces cyber-escroqueries.
« Bonjour, cher aimé en Christ… » Qui n’a jamais reçu un de ces spams provenant prétendument d’une riche expatriée française atteinte d’un cancer promettant une forte somme d’argent en héritage, pour peu que l’on fasse une avance de frais sur la transaction ? Ils finissent généralement à la poubelle. De tels « pourriels » seraient-ils condamnés à ne jamais devenir des objets d’histoire ?
Ces « indésirables », largement dédaignés par les sciences humaines et sociales, disent pourtant beaucoup de nous, expéditeurs et destinataires, dans cet entrecroisement de destins sur fond de message électronique.
En confrontant la cinquantaine d’arnaques qui m’ont été adressées ces dernières années à celles que des internautes ont postées sur divers sites, j’ai souhaité mener l’enquête.
Historique de l’arnaque
Une de mes premières surprises a été de constater que l’entourloupe n’a rien de nouveau, puisqu’elle est très proche, dans son procédé, des « lettres de la prisonnière espagnole » apparues lors de la guerre anglo-espagnole (1585-1604) et des « lettres de Jérusalem » rédigées par des voleurs français de la fin du XVIIIe siècle. L’escroquerie se moule dans le contexte sociohistorique, mais aussi technologique, de son époque.
Elle refait son apparition au Nigéria dans les années 1970, où elle est d’abord diffusée vers l’Europe par courrier postal, puis par fax et enfin par Internet. Souvent appelée arnaque « à la nigériane » ou « Fraude 419 » en référence au code pénal nigérian, cette escroquerie à l’avance de frais se développe ensuite en Afrique de l’Ouest francophone, et plus particulièrement en Côte d’Ivoire, dans les années 2000.
Les organismes internationaux, comme Interpol, s’inquiètent de la prolifération de la cybercriminalité africaine. Dans son rapport de 2012, l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) estime que « l’Afrique noire […] développe une véritable culture de l’escroquerie en ligne ». Dès lors, divers reportages mettent en scène la traque des cybercriminels, depuis la plainte en France jusqu’au cybercafé d’Abidjan où le brouteur (escroc) est pris en flagrant délit de rédaction d’un « faux de l’amour », d’une « loterie bidon » ou bien d’autres entourloupes.
L’utilisation de l’empathie comme mode opératoire
C’est toutefois l’arnaque « à la nigériane » qui a retenu mon attention parce que son mode opératoire se fonde sur la fabrique de l’empathie. Dans les versions européennes de l’époque moderne, comme dans la version d’Afrique de l’Ouest actuelle, il s’agit effectivement de créer un entre-soi, un espace de complicité et de confidentialité, afin d’isoler « le mugu » (ou pigeon en bambara) et de le toucher au cœur.
Pour y parvenir, les cyber-escrocs composent le portrait intime de riches expatriées françaises (le recours aux femmes devant renforcer la confiance et l’empathie) en Afrique de l’Ouest et revêtent ces « masques blancs » pour leurrer. Ils dépeignent des « gagnantes », oiseaux migrateurs d’un capitalisme mondialisé, ayant prospéré sur les ressources africaines. Si les fortunes ont été élaborées avec la complicité des gouvernements africains, à l’heure de l’agonie, il n’est toutefois pas question de laisser l’argent à ces États, volontiers jugés corrompus. Dans un dernier élan patriotique, les agonisantes souhaitent faire don de leur argent à un ou une compatriote qui aura pour mission de « sauver » l’Afrique, par la création d’orphelinats ou de centres de soins.
Afin de toucher leurs victimes, les brouteurs réutilisent ainsi les rhétoriques qui ont accompagné les politiques coloniales, puis humanitaires, celles des « missions » des Blancs en Afrique. Et l’arnaque fonctionne justement parce qu’une grande partie des destinataires n’ont pas décolonisé leur imaginaire relatif à ce continent ainsi que leurs propres postures d’« aidants ».
Pour susciter l’empathie et l’adhésion, les cyber-escrocs mobilisent aussi une pathologie présente dans le quotidien des populations du Nord : le thème du cancer révèle pourtant une des failles de l’intrigue. Par moments, les brouteurs perdent la maîtrise du jeu de miroir et ne donnent plus à voir des moribondes françaises, mais des malades africaines, aux prises avec des difficultés de soins. Sous les maillages bien rodés de l’escroquerie, surgissent de véritables récits de soi et des siens.
Les jeunes cyber-escrocs ivoiriens
Cela m’a donné envie de poursuivre l’enquête, de répondre à l’interpellation de ces cyber-escrocs que les anthropologues Boris Koenig et Yaya Koné ont pu interroger lors de différents terrains à Abidjan : des jeunes hommes de 15 à 25 ans issus des milieux défavorisés de la métropole, souvent déscolarisés, mais parfois titulaires de diplômes. Face à un chômage massif, tous peinent à accéder au statut d’adulte, fondé sur la capacité à « entretenir » une épouse et une famille.
Continuer les recherches n’avait pas pour but de tourner les cyber-escrocs en dérision ou de les chasser, à la manière des « croque-escrocs », mais de saisir les enjeux de cette cybercriminalité. J’ai donc suivi pendant plusieurs mois une dizaine de brouteurs sur leur compte Facebook ou Instagram, afin d’appréhender, à partir de leurs propres selfies et commentaires, leurs représentations de soi et, partant, la construction du « masque noir » de brouteur.
J’ai alors découvert de jeunes escrocs au « bara » (ou travail). Érigeant la cybercriminalité en véritable activité professionnelle, ils se dépeignent sous les traits de businessmen consciencieux opérant en solitaire ou en équipe depuis leurs « open spaces à l’ivoirienne » : les cybercafés. Soucieux de se protéger des autorités policières, ils cultivent le culte de la discrétion sur les réseaux sociaux, se gardant bien de dévoiler leurs secrets. Les méthodes d’ingénierie sociale qu’ils emploient, basées sur une manipulation et une emprise psychologique, ne font pas l’objet de grands discours. La monstration des gains suffit à dire leur habileté. D’autres suggèrent leur recours aux forces occultes du vaudou pour « attacher » leurs victimes, signe que ces pratiques pré-coloniales irriguent leurs usages des nouvelles technologies.
Au regard des pseudonymes clinquants (Zala Western Union, Papi Dollar, Maître CFA…) dont les brouteurs aiment se parer, l’ambition première du crime est bien l’enrichissement. Et les cyber-escrocs ne s’en cachent pas, car il s’agit, selon Garçon Brouteur, de « combattre la misère même dans l’agonie ».
Une cyberescroquerie décoloniale ?
Ces pratiques illégales s’insèrent cependant dans une trame sociopolitique qui, loin de se limiter aux débuts du XXIe siècle, s’enracine dans l’histoire de l’Afrique de l’Ouest et de ses relations avec les anciennes puissances esclavagistes et coloniales. La prédation cybercriminelle est effectivement moralisée par nombre de brouteurs indiquant qu’ils volent aux riches/Blancs pour redistribuer aux pauvres/Noirs.
En composant le masque d’un bandit au grand cœur, les cyber-escrocs proposent une version amendée d’un Robin des bois décolonial, mêlant enjeux sociaux, raciaux et économiques, par leur articulation du thème de la redistribution (le butin) à celui de la réparation (de l’esclavage et de la colonisation). En cela réside la portée politique de l’escroquerie. Les poches pleines, les brouteurs mettent en œuvre une véritable esthétique du ruissellement, depuis les maquis (bars) d’Abidjan, où ils dilapident le magot par de généreuses offrandes aux DJ locaux, mais aussi par des redistributions moins bling bling du capital, la plupart le destinant à l’entretien de leur famille.
Le pouvoir de leurrer des brouteurs s’accompagne dès lors d’un versant matériel (le pouvoir d’appropriation) et d’un versant symbolique (l’inversion des hiérarchies sociales). L’arnaque « à la nigériane » métamorphose en effet la relation avec l’ancien colon ; elle est fondamentalement une expérience d’émancipation et d’empouvoirement, car les cyber-escrocs réutilisent à leurs fins les rhétoriques occidentales (coloniales et humanitaires) pour résister à l’assujettissement et aux rapports d’inégalités que présupposent les reconfigurations de l’idéologie coloniale. Ils retournent ainsi à leur profit les logiques compassionnelles leur assignant un statut d’individus fragiles qu’il convient d’aider.
La cyberescroquerie comme modalité de transformation sociale, voilà ce que clament les brouteurs sur les réseaux sociaux, où ils évoquent le monde qui les entoure et les moyens qu’ils conçoivent pour y prendre place. « Pas besoin de faire une classe de lettres pour gruger un Blanc », s’exclame Le Milliardaire ! Les brouteurs, dans leur affirmation d’une revanche du Sud, semblent se parer de l’aura des bandits sociaux (théorisés par Eric Hobsbawm). Les valeurs qu’ils mettent en scène reconduisent toutefois un capitalisme néolibéral viril. La loi des cybercriminels est faite de performance, de concurrence et d’un certain mépris des faibles, incapables de se hisser hors de leur condition sociale. En toute chose, il s’agit d’atteindre le sommet. À ceux qui s’évertuent à combattre le primat du capital, ils répondent par les affres de la nécessité : « Être riche est une obligation chez nous », assène le célèbre President Extractor.
Par la marge, les brouteurs ivoiriens semblent donc proposer un nouveau modèle d’accomplissement social, dont ils élaborent les contours virils sur les réseaux sociaux, pour répondre aux difficultés des jeunes hommes défavorisés. Loin des clichés sur les capacités physiques ou artistiques des jeunes Noirs qui les conduisent à envisager des carrières de sportifs ou de chanteurs, l’arnaque « à la nigériane » valorise leur ingéniosité, et leur intelligence. Derrière la poétique de l’ostentation, qui dit sous les feux de la gloire et le brillant des montres tout le dénuement qui a précédé, s’inventent d’autres possibles – aussi criminels soient-ils – où se construit un eldorado africain, quoique virtuel, prélude à une forme de décolonisation culturelle. Ici, c’est l’argent qui migre. Autant de rêves et d’aspirations bien hâtivement supprimés par nos messageries électroniques.
Nahema Hanafi, Maîtresse de conférences en histoire moderne et contemporaine, Université d’Angers
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.