Des candidats éliminés, d’autres réintégrés… Chaque jour, la campagne présidentielle en Libye est remise en cause. En coulisse, la classe politique libyenne sait pertinemment que l’élection du 24 décembre n’aura pas lieu. Explications.
C’était un secret de Polichinelle au sein de la classe politique libyenne. Les élections prévues le 24 décembre n’auront certainement pas lieu. En Libye, la campagne présidentielle a d’ailleurs pris des allures de vaudeville, ces derniers temps : mercredi, le Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah est revenu dans la course à la présidence, alors que des personnalités importantes avaient été préalablement écartées.
Avec les armes et grâce à sa milice, le maréchal de l’est libyen Khalifa Haftar a réussi à empêcher Saïf al-Islam Kadhafi de faire appel de la décision de la Haute Commission électorale nationale (HNEC) qui avait décidé d’écarter sa candidature. Mais, le jour même, coup de théâtre : c’est cette fois la candidature de Khalifa Haftar qui a été suspendue par la cour d’appel de Zaouïa. Depuis, Kadhafi a d’ailleurs vu un tribunal accepter sa requête.
On le sait : la situation sur place est explosive et il suffit d’une étincelle pour que le pays s’enflamme à nouveau. Si l’élection prévue ce mois-ci est attendue depuis 2014, après avoir été annulée à plusieurs reprises au rythme des guerre civiles, le scrutin devrait une fois encore être au moins reporté.
Mais en attendant, tout le monde sur place se prépare : le cessez-le-feu actuel ne tient qu’à un fil, et les belligérants n’ont pas changé depuis la mise en place des deux pôles de la politique libyenne. D’un côté, le Gouvernement d’union nationale (GNU) a laissé sa place à un autre. De l’autre, la Chambre des représentants de Tobrouk est toujours opposée au pouvoir de Tripoli. Au milieu de tout cela, Khalifa Haftar a obtenu un soutien presque inespéré de la communauté internationale avant d’être écarté.
Bachagha, dernier vestige des Frères musulmans
Et alors que se profile la date du 24 décembre, la Turquie, la Russie et l’OTAN ont pris du recul, du moins militairement.
Ce retrait des forces étrangères n’est toutefois pas synonyme de stabilité. « L’heure aujourd’hui est au lobbying arabo-arabe, nous confie un diplomate soudanais. Une guerre intestine anime chacune des trois régions principales de la Libye, et il est peu probable qu’il en ressorte un candidat par région, encore moins un candidat reconnu sur toute la Libye ». Autrement dit, l’impossibilité d’un consensus rend l’élection à venir quasi impossible.
Cependant, le retour en force de l’ancien ministre de l’Intérieur Fathi Bachagha interroge. Le candidat, malgré le manque de soutien politique, se montre très influent dans la capitale. Une chose est sûre, cependant, c’est l’appui de l’ancien pilote de chasse de 59 ans par le Qatar. Le prédicateur historique des Frères musulmans libyens, Ali Sallabi, est actuellement à la recherche d’un candidat qui remettra le mouvement islamiste dans le paysage politique libyen.
Bachagha est un bon exécutant, qui a réussi à mettre des bâtons dans les roues du Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah. Ces dernières semaines, les deux hommes avancent leurs pions, mais restent à couteaux tirés. Pendant ce temps, la Turquie, proche des deux hommes, évite de prendre parti pour l’un ou l’autre.
Mais alors que Dbeibah et Bachagha sont désormais officiellement autorisés à se présenter en vue de la présidentielle, le front de l’est est également le théâtre de nombreux rebondissements. Le recours contre la candidature de Khalifa Haftar, d’abord devant le tribunal de Benghazi, est lourd de sens. S’il est vrai que la situation dans le chef-lieu de l’est reste relativement stable, la graine de la désunion y est désormais plantée.
Une « salle des opérations » au Caire
C’est en effet Abdul-Majid Saif al-Nasr, un des hommes du chef du parlement de Tobrouk, Aguila Salah Issa, qui a mis le feu aux poudres. Jusqu’à aujourd’hui, le maréchal Haftar n’a pas tenté de répliquer. Il opère ouvertement contre Saïf al-Islam Kadhafi, mais il évite soigneusement de s’en prendre à Aguila Salah Issa, son ancien allié devenu très encombrant.
Une source libyenne gouvernementale indique au Journal de l’Afrique que « la dissidence d’Aguila Salah n’est pas de son fait. Lui-même sait que ses chances sont minces sans Haftar. Ce jeu d’échecs se joue au Caire, où Ammar Mabrouk Letaief tient la ‘salle des opérations’ qui commande les faits et gestes des responsables politiques de Tobrouk et Benghazi ».
La même source nous confie que ce groupe du Caire, né de la volonté d’un collectif d’ancien kadhafistes, avec notamment l’ancien Premier ministre du Guide de la révolution, Baghdadi al-Mahmoudi, s’est toujours imposé comme une « troisième voie » en Libye.
« On part toujours du principe que la Libye est régie par les Américains d’un côté et les Frères musulmans de l’autre. La ‘salle des opérations’ espère surtout que le statu quo sera maintenu. Les circonstances ne sont pas favorables pour les élections », conclut notre source.
En effet, la perspective d’une victoire de Bachagha ou de Haftar, s’il pouvait finalement se présenter, se traduirait immédiatement par une réédition de la guerre de Tripoli de 2019. De même, une consécration de Dbeibah est loin de faire l’unanimité chez les Libyens. Abdel Hamid Dbeibah est, en effet, l’un des rares « dirigeants de la transition » libyen à tout faire pour s’accrocher au pouvoir.
De son côté, Ammar Letaief, ex-ministre libyen du Tourisme et ancien vice-Premier ministre de Mahmoudi, a des liens étroits avec les services de renseignement de la capitale, mais également avec le Maroc. Depuis l’Egypte, les Emirats et la Tunisie, il a toujours eu l’ambition d’être un faiseur de rois. Or, pour ce faire, il ne peut pas soutenir Dbeibah, Bachagha, Kadhafi ou Haftar.
Démission de l’ONU et milices aux aguets
Au-delà du l’échiquier politique, plus que difficilement lisible, « il ne faut pas oublier que ce sont les milices qui font la pluie et le beau temps en Libye », rappelle un diplomate libyen. Or, si chaque candidat à la présidentielle peut se targuer d’en avoir au moins une à ses côtés, ces milices tombent rarement d’accord lorsqu’il est question de diriger le pays.
Enfin, l’entêtement des Nations unies et de plusieurs pays occidentaux, qui militent de façon inexplicable pour que l’élection reste fixée au 24 décembre prochain, risque de faire empirer la situation sur place. La démission du chef de la Manul, Ján Kubiš, montre à quel point la tension sur place est palpable. « Au fur et à mesure que le processus avance, des tensions montent concernant l’éligibilité de certains candidats de premier plan. Et cela nourrit les craintes de confrontation armée ou d’un retour à l’autoritarisme », a admis le Slovaque au moment de démissionner le 23 novembre dernier.
Derrière les groupes armés, les allégeances de leurs chefs respectifs ne répondent à aucune logique. Et si les médias les appellent les « Katiba révolutionnaires », il s’agit en réalité parfois d’hommes d’affaires qui veulent simplement profiter du chaos libyen pour s’enrichir.
Si 2,8 millions de Libyens sont aujourd’hui inscrits sur les listes électorales, et malgré la date qui approche à grands pas, la situation politique sur place est totalement brouillée. La méconnaissance de la communauté internationale dans ce dossier, les risques de guerre civile, ou tout du moins de troubles post-électoraux, et les batailles entre candidats dans les tribunaux pourraient bien conduire à un report pur et simple du scrutin. Dans ce cas, le 25 décembre, l’homme fort de la Libye pourrait se nommer… Mohammed el-Menfi. En effet, une annulation de l’élection présidentielle serait l’occasion pour le Conseil présidentiel libyen de Mohammed el-Menfi, qui ne présente pas de candidat le 24 décembre prochain, de devenir l’interlocuteur principal en Libye.