Lundi prochain, le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken entreprendra son premier voyage en Afrique. Il prendra la direction du Kenya, du Nigéria et du Sénégal. Quels sont les enjeux de cette tournée ?
Le voyage d’Antony Blinken est un événement : il s’agira sans aucun doute de la visite la plus médiatisée à ce jour d’un responsable de l’administration Biden en Afrique. Un voyage qui survient dans un contexte particulier, que le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, qualifie d’« épidémie de coups d’Etat » en Afrique.
Soudan, Tchad, Mali, Guinée… Depuis le début de l’année et l’arrivée de Biden à la Maison-Blanche, de nombreux putschs ont en effet eu lieu sur le continent. Un continent également marqué par la guerre civile éthiopienne, qui n’a que trop duré. Mais alors, pourquoi le secrétaire d’Etat américain a-t-il choisi le Kenya, le Nigéria et le Sénégal comme destinations de sa tournée africaine ?
Joe Biden avait fait beaucoup de promesses à l’Afrique, mais le président américain a mis du temps à concrétiser ces dernières. En l’occurrence, celle de s’engager à lever l’interdiction de voyager à partir des pays africains, décrétée par son prédécesseur Donald Trump qui considérait ces pays comme des « trous à rats ». Biden s’était également engagé à renforcer les relations entre les Etats-Unis et les pays africains. Or, sous l’administration Biden, onze mois après son installation à la Maison-Blanche, les Etats-Unis n’ont pas changé leur fusil d’épaule sur la plupart des dossiers.
Les Etats-Unis, des amis qui nous veulent du bien ?
Sur le plan sécuritaire, après un retrait remarqué des forces américaines en Somalie, les bombardements de l’aviation américaine ont repris, de façon illégale cette fois. Au Sahel, si Trump avait appelé à ne pas soutenir directement les troupes françaises — Macron « mord plus qu’il ne peut avaler », disait l’ex-président américain —, la situation est différente aujourd’hui. Depuis l’arrivée de Biden au pouvoir, les troupes américaines en sont à cinq exercices militaires terrestres, au Burkina Faso, au Maroc et en Egypte, et l’armée des Etats-Unis compte reprendre le fameux exercice Flintock au début de l’année 2022. Le Pentagone a signé, en juillet, un mémorandum sur l’armement des futures troupes européennes de Takuba, par le biais de la NSPA, l’armurier américain de l’OTAN.
On est donc loin de la relation « d’égal à égal » avec les Etats africains, promise par Joe Biden en début de mandat. Car les Etats-Unis font le jeu des pourvoyeurs de guerre en Afrique. Côté économique, Washington a littéralement lâché l’Afrique. Selon l’Institut Brookings, les investissements directs des Etats-Unis en Afrique continueront leur chute, initiée en 2014, à la fin de l’exercice en cours. Dans le secteur financier, les injections américaines dans les économies africaines sont à leur niveau le plus bas depuis 2015, ayant enregistré une chute de 9 %.
Et les chiffres réels sont encore plus décevants, car les bailleurs publics américains ont laissé la place aux banques américaines privées. Ainsi, on se souvient du rachat des dettes européennes ghanéenne et marocaine, dans lequel le gouvernement américain n’avait pourtant rien à voir.
Enfin, en ce qui concerne le commerce de l’import-export, les exportations africains dépassent les importations américaines. Le contexte était pourtant plutôt encourageant entre 2011 et 2013. Mais depuis 2015, la masse totale des échanges commerciaux des Etats d’Afrique subsaharienne avec la Chine sont deux fois plus importants que ceux avec les Etats-Unis.
Partie prenante de l’apartheid vaccinal en Afrique
Sur le plan diplomatique, terrain de jeu préféré d’Antony Blinken, les choses n’ont pas été bien meilleures. Avec la pandémie de la Covid-19, et l’installation de l’apartheid vaccinal initié par les laboratoires pharmaceutiques, Joe Biden a bien soulevé la question à de nombreuses reprises. Si bien que le président américain a fini par annoncer son soutien aux pays africains souhaitant obtenir des licences de fabrication de vaccins au niveau national. Il avait même réussi à imposer sa volonté à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), à la France, la Suisse et à l’Allemagne, toutes ouvertement opposées à l’idée.
Depuis, plus rien ! Les pays africains producteurs de vaccin ont d’ailleurs dû se tourner vers d’autres puissances. Certes, les aides vaccinales ont continué d’affluer des Etats-Unis, notamment en Libye, au Sénégal, au Kenya, en Afrique du Sud et en Tanzanie… Mais la question du transfert de la propriété intellectuelle des vaccins vers l’Afrique ne semble plus être la priorité de l’administration Biden. Au Sénégal et au Rwanda, partenaires dans la production de vaccins, ce sont d’ailleurs des fonds européens et nationaux qui ont été mobilisés. Dans le cas de l’Algérie et de l’Egypte, l’infrastructure a fait l’objet de partenariats avec la Russie et les Emirats arabes unis.
Du côté des Etats-Unis, au-delà des promesses, les actes se font toujours attendre. Et l’administration Biden a poursuivi, sans le dire, le nationalisme vaccinal initié par Donald Trump, surtout vis-à-vis de l’Afrique.
La langue de bois d’Antony Blinken
Que vient donc faire Antony Blinken en Afrique ? Le secrétaire d’Etat américain a choisi des destinations prudentes pour cette première visite diplomatique sur le continent. Son cabinet a publié un communiqué qui détaille les objectifs de la visite. A Nairobi, il compte faire « progresser la coopération américano-kenyane pour mettre fin à la Covid-19, améliorer l’accès à l’énergie propre et protéger l’environnement ». Là encore, le constat est amer : malgré les aides américaines, le Kenya stagne encore à 3,8 % de personnes vaccinées. Les émissions de méthane liées à l’énergie, dans le pays d’Uhuru Kenyatta, ont augmenté de 21,5 % en 2008 à 32,3 % en 2020.
Au-delà de la relation privilégiée du Kenya avec les Etats-Unis — Uhuru Kenyatta a été le premier et le seul président africain à être invité à la Maison-Blanche par Joe Biden cette année —, on voit mal Antony Blinken atteindre les objectifs annoncés à court terme.
La rencontre de Blinken avec le président du Nigéria, Muhammadu Buhari, tournera, elle, selon le département d’Etat américain, autour de la « politique américano-africaine ». Or, selon Jon Temin, directeur du programme Afrique de Freedom House, l’administration Biden a été « lente à appliquer sa stratégie diplomatique en Afrique ». « A part une réponse diplomatique à la guerre civile en Éthiopie et quelques allusions sur d’autres domaines prioritaires, tels que le commerce et l’investissement, Biden n’a toujours pas élaboré de vraie stratégie pour le continent », écrit Temin dans le magazine Foreign Affairs.
Pour finir sa tournée, Antony Blinken foulera le sol sénégalais. Il y rencontrera le président Macky Sall, qui prendra la présidence de l’Union africaine en 2022. Les intentions du secrétaire d’Etat américain relèvent là encore des promesses non tenables. Il « s’engagera dans des événements qui mettront en évidence les solides relations commerciales de l’Amérique avec le Sénégal, amplifieront le rôle des femmes entrepreneurs sénégalaises et mettront en valeur le partenariat américain pour lutter contre la pandémie de COVID-19 », indique le communiqué du département d’Etat américain.
De multiples annonces qualifiées de « airy words » — comprenez « langue de bois » —, par la journaliste démocrate qui soutient pourtant Joe Biden corps et âme, Rachel Maddow, sur la chaîne MSNBC.