Les agriculteurs ouest-africains s’adaptent aux évolutions climatiques. L’ethno-biologiste Christian Leclerc et le chercheur Abdoul-Aziz Saïdou montrent comment le secteur a changé.
La richesse de la biodiversité agricole et celle des savoirs qui lui sont associés en Afrique de l’Ouest constituent un atout stratégique en faveur du développement durable de la région. Plus d’une vingtaine d’espèces vivrières ou destinées au commerce sont en moyenne cultivées par village.
Selon les zones, cependant, les conditions pluviométriques changeantes des années 1970 à nos jours ont favorisé ou au contraire limité le rendement des cultures. Le cumul annuel de pluie entre 1970 et 1989 a été en moyenne réduit de 25 % par rapport aux deux décennies précédentes.
Parallèlement, l’adoption en 2014 par l’organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI) du cadre réglementaire de protection des obtentions végétales (UPOV 91) a modifié les cadres juridiques et institutionnels auxquels sont soumises les semences, induisant donc des changements plus globaux et non seulement climatiques.
La manière originale et singulière des agriculteurs de s’adapter à ces évolutions demeure encore largement méconnue. Quelles espèces choisissent-ils de cultiver ? Quelles sources d’approvisionnement en semences ? Quels facteurs derrière ces pratiques ?
À ces interrogations s’ajoute une préoccupation de méthode : comment établir ces constats en partenariat avec les acteurs locaux et garantir des résultats robustes et pertinents pour agir efficacement sur la durabilité des systèmes agricoles et alimentaires ?
Telles sont les questions sur lesquelles se penche depuis quatre ans une équipe de chercheurs du Cirad de Montpellier, en lien avec cinq institutions académiques et quatre organisations paysannes du Niger, du Mali, du Burkina Faso, du Sénégal et de France.
Né de cette collaboration, le projet CoEx a permis de collecter et d’agréger des données sur les 1,5 million de kilomètres carrés de la bande sahélienne, tout en rassemblant des éléments de contextes locaux.
32 espèces documentées
Financé par la Fondation Agropolis, le projet CoEx, avec une ambition transdisciplinaire, a encouragé entre 2017 et 2021 la collaboration d’acteurs du milieu scientifique, politique et de la société civile autour de l’étude du système semencier.
Le processus de recherche a été mené en concertation avec ces acteurs, afin de concilier la robustesse des enquêtes et la pertinence sociale de la connaissance produite. Définir collectivement les questions de recherche et les enjeux qu’elles représentent a contribué à cette pertinence.
Afin de tenir compte de la diversité des contextes, des enquêtes ont été réalisées dans 144 villages, répartis dans quatre pays du Sénégal au Niger, en passant par le Burkina Faso et le Mali. La stratégie d’échantillonnage a privilégié des villages équidistants (70 km en moyenne entre eux), situés tant dans les zones sahéliennes au nord que dans des zones plus peuplées au sud.
Ces enquêtes ont permis de documenter la présence ou l’absence de 32 espèces cultivées, en plus d’explorer les variétés, les usages et les modalités d’approvisionnement en semences. Une attention particulière a été portée au mil, au niébé, au sorgho, à l’arachide et au maïs, qui constituent la base de l’alimentation des populations d’Afrique de l’Ouest, soit d’environ 330 millions de personnes.
Un outil pour valoriser les solutions locales
Désormais, il est possible de cartographier la dynamique de la biodiversité cultivée à de multiples échelles spatiales – exploitations, communes, régions, pays et multipays – et temporelles. La visualisation interactive des résultats permet de mieux comprendre la localisation, la circulation et la vitesse des transformations en matière d’espèces ou d’approvisionnement en semences.
Grâce à cette connaissance, les paysans, les chercheurs et les décideurs publics disposeront de précieuses informations pour mieux valoriser les solutions expérimentées localement pour faire face aux changements.
Trois pistes de réflexion se dessinent pour une action conjuguée des acteurs politiques, agricoles et scientifiques d’Afrique de l’Ouest.
Frontière floue entre semences « paysannes » et « commerciales »
On oppose habituellement les semences « paysannes » ou « traditionnelles » aux semences « commerciales » ou « améliorées ». Les premières sont issues de la gestion de l’agriculteur lui-même – le Centre africain pour la biodiversité estime que 70 à 80 % des semences cultivées sur le continent sont issues de semences conservées par les agriculteurs – et les secondes générées par la recherche agronomique ou les industries semencières privées.
Les pratiques d’acteurs et d’organisations collectives utilisant ces semences nous apprennent toutefois que cette ligne de démarcation n’est pas aussi nette. Une avancée majeure de cette recherche a été de documenter le fait que les paysans s’approvisionnent en semences issues d’une multiplicité de sources, sans forcément opérer de distinction entre la semence issue de programmes de sélection et celle produite par eux-mêmes.
L’une et l’autre sont utilisées dans les mêmes exploitations.
Lorsque les semences issues de programmes de sélection sont mises en culture, les grains issus de la récolte sont ensuite parfois eux-mêmes réutilisés comme semences et immédiatement requalifiés en semences paysannes.
À l’inverse, beaucoup de variétés améliorées par la recherche sont le fruit d’une épuration des variétés paysannes traditionnelles.
Un cadre réglementaire inadapté
La vision binaire, qui oppose catégoriquement semences améliorées et paysannes, ne permet pas de reconnaître que la gestion de ces entités par les agriculteurs et les sélectionneurs est en réalité fondamentalement dynamique et interconnectée.
Les cadres réglementaires, tels que UPOV 91 par exemple, reposent sur cette opposition binaire. Par conséquent, ils ne sont pas adaptés pour valoriser la diversité des pratiques de gestion et d’approvisionnement en semences, ni pour valoriser la diversité cultivée que ces pratiques favorisent.
La richesse de pratiques diverses
Les données recueillies témoignent d’une très grande diversité de pratiques d’approvisionnement ou d’usages des semences, selon les espèces, les régions ou les pays. Aucun chiffre ne résume seul la diversité des pratiques.
Alors que près de 75 % des semences de sorgho et de mil sont autoproduites au Mali et au Burkina Faso, le marché est une source importante pour le Sénégal et le Niger. Les provenances sont en outre elles-mêmes variables au sein de chaque pays, selon la latitude, l’usage des variétés, voire l’âge des agriculteurs.
Le nombre moyen d’espèces cultivées est lui aussi variable, en fonction de la latitude : alors que 22 espèces en moyenne sont cultivées aux faibles latitudes où la pluviométrie est plus importante, cette moyenne chute dramatiquement à 10 à l’approche des zones sèches du Sahel, au Nord.
Ce nombre est par ailleurs plus important dans les villages anciennement implantés (18 espèces) que les villages récents (15 espèces), en lien probablement à de multiples traditions de culture, elles-mêmes plus anciennes.
Enfin, le nombre d’espèces est également lié au nombre de langues parlées dans des villages : chaque langue parlée s’accompagne en moyenne d’une espèce cultivée supplémentaire pour le village, la diversité cultivée étant ainsi liée à la diversité culturelle – du fait de préférences alimentaires différentes.
Le rôle des organisations de producteurs
Cette enquête suggère en outre que l’appartenance à une organisation de producteurs encourage également la diversité d’espèces cultivées – une tendance finement documentée au Mali.
Dans la région de Ségou, par exemple, les agriculteurs membres d’une organisation de producteurs cultivent en moyenne 30 % d’espèces de plus que les non-membres (12 contre 9).
En somme, aucun facteur n’intervient seul ou ne peut seul expliquer l’image produite par cette enquête. Les chercheurs sont cependant certains d’une chose : dans un contexte de changements globaux, la diversité des pratiques de gestion offre autant de solutions potentielles pour les agriculteurs.
Un atlas de la biodiversité agricole
Le travail mené suscite l’enthousiasme des chercheurs comme des agriculteurs, et la poursuite de cette collaboration pourrait s’incarner à travers la création d’un observatoire collaboratif de la biodiversité agricole et de leur dynamique spatio-temporelle en Afrique de l’Ouest.
Autrement dit, une plate-forme participative de collecte où les publics d’enquêteurs, paysans et chercheurs locaux pourraient actualiser au fil des années un atlas de diversité.
L’observatoire tiendrait lieu d’espace de concertation entre chercheurs et agriculteurs pour faire émerger de nouvelles questions de recherche, en lien étroit avec les besoins exprimés selon les contextes locaux.
Avec la contribution de ce type de projet, les organisations paysannes partenaires sont aujourd’hui en mesure de construire un discours fondé sur des évidences scientifiques, voire de participer à faire mieux reconnaître le droit des agriculteurs à cultiver leurs semences et leur rôle dans la gestion de l’agrobiodiversité.
Christian Leclerc, Ethno-biologiste, Cirad et Abdoul-Aziz Saïdou, Chercheur, Cirad
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.