Depuis une quinzaine d’année, le gouvernement sud-africain propose des logements sociaux. Des chercheurs du Human Science Research Council (HSRC) évaluent les impacts de ce programme. Et les résultats sont mitigés.
Les villes d’Afrique du Sud connaissent encore une forte ségrégation entre populations blanches et noires et entre riches et pauvres. Depuis 1994, le gouvernement a pourtant distribué 3,5 millions de maisons, mais celles-ci se situaient souvent en lointaine périphérie. En 2006, la nouvelle politique de logement social a voulu rompre avec ce modèle, en offrant des logements abordables mieux localisés.
Les politiques de logement post-apartheid
Le logement était la pierre angulaire des politiques publiques post-apartheid, dans le but de corriger la ségrégation et la discrimination raciale. Les programmes Reconstruction et Développement (RDP) dès 1994 puis Breaking New Ground (BNG) en 2011 ont conduit, nous l’avons dit, à la construction de près de 3,5 millions de maisons subventionnées pour les ménages noirs défavorisés.
Néanmoins, le choix du modèle de la maison gratuite, en propriété individuelle, a conduit à installer la plupart des lotissements en lointaine périphérie urbaine, pour des raisons de coûts de terrain. Ceci a renforcé les divisions spatiales et les inégalités économiques. Certains lotissements se sont vidés d’une partie de leurs résidents, qui ont préféré retourner vers les centres-villes, quitte à habiter dans des appartements insalubres ou à louer des backyard shacks, c’est-à-dire des abris de fortune.
De plus, malgré cette construction massive et rapide, l’offre est inférieure aux besoins. Ainsi, aujourd’hui dans les grandes villes, comme Johannesburg, Le Cap et Ekurhuleni, un habitant sur cinq vit encore dans un logement précaire.
L’espoir renouvelé de la politique de logement social
Bien que la propriété individuelle ait été centrale dans les politiques post-apartheid, des programmes de logement locatif ont aussi vu le jour dès 1995. Des organisations de la société civile ont ainsi aménagé et géré un parc de logement social, en recevant l’appui du gouvernement. Parallèlement, des promoteurs immobiliers privés ont récupéré des bâtiments désaffectés, parfois squattés, en particulier à Johannesburg, et les ont convertis en appartements à louer.
À la suite de ces initiatives pilotes, une nouvelle politique publique a été mise en place en 2006, qui associe la construction subventionnée de logements sociaux locatifs et la délimitation de zones de « restructuration urbaine », un peu comme les « zones franches urbaines » en France. Le but était de ramener la classe ouvrière noire près des lieux d’activité économique, en s’appuyant sur l’hypothèse que ce rapprochement faciliterait l’accès à l’emploi. Or l’effet d’entraînement n’est pas systématique.
Cependant, depuis, l’économie sud-africaine a connu un ralentissement et une forte inflation. Les subventions gouvernementales versées aux organismes de logement social n’ont pas suivi l’inflation, et ces derniers n’ont pas pu atteindre les objectifs quantitatifs qui avaient été fixés. On compte donc aujourd’hui seulement 35 000 logements sociaux environ pour une population nationale de 60 millions d’habitants. Depuis 2017, néanmoins, les efforts du gouvernement se sont accentués dans ce secteur.
Glissement vers les lointaines banlieues
Grâce à la constitution d’une base de données inédite couvrant les sept principales métropoles en 2020, l’étude du HSRC révèle un glissement des programmes d’habitat social vers les périphéries. Entre 1995 et 2005, les projets pilotes étaient implantés majoritairement dans les centres-villes. Dans les années qui suivent la nouvelle politique de 2006, plus de la moitié des projets se situent encore dans les centres-villes ou dans les banlieues proches. Mais, dès 2011, une part croissante se déplace vers les périphéries et même dans les townships, notamment ceux dans lesquels la population noire était cantonnée durant l’apartheid (cf. carte).
Ce glissement est dû à plusieurs facteurs. Le premier est la hausse des valeurs immobilières sur le marché privé. Les organismes de logement social ne trouvaient alors plus de terrains centraux à bas coût. Le second est la stagnation des subventions gouvernementales. Le troisième est la trop faible mise à disposition de terrains publics.
Les locataires ressentent-ils un progrès social ?
Le logement social a pour objectif de promouvoir une mixité sociale et raciale en ciblant les ménages qui gagnent entre 1 500 et 15 000 rands par mois (de 85 à 850 euros). Les enquêtes menées en 2019 ont montré qu’un quart des locataires touchaient moins de 2 500 rands par mois, ce qui est proche du seuil de pauvreté. Le niveau des loyers est adapté aux tranches de revenus, mais l’inflation et la hausse du coût des services collectifs (eau, électricité, chauffage) les rendent trop onéreux pour les ménages pauvres, ce qui accentue le risque d’éviction pour non-paiement du loyer.
D’où viennent les bénéficiaires ? La plupart habitaient auparavant dans un rayon de moins de 5 km. Pas de transformation urbaine radicale, donc, ni de disparition de la ségrégation spatiale. Pas davantage de brassage ethnique (cf. graphique). À noter cependant qu’une plus grande mixité raciale ne constitue pas une attente prioritaire pour les habitants, d’après les enquêtes d’opinion, dans un contexte de discriminations persistantes. La mixité sociale, mesurée par les revenus, n’est pas non plus au rendez-vous, mais son impact sur l’amélioration des conditions de vie ailleurs dans le monde fait de toute façon débat.
Comment mesurer, alors, l’amélioration des conditions de vie ? Le logement social a-t-il sorti ses bénéficiaires des bidonvilles ? Non, ceux-ci habitaient le plus souvent dans un appartement formel ou dans une maison construite en dur, rarement dans des shacks ou logements précaires. Néanmoins, parmi les causes invoquées pour leur demande de logement social, on note le souhait du ménage d’obtenir un habitat indépendant, et donc de quitter une cohabitation avec des proches les hébergeant, ce qui suggère des conditions de surpeuplement des logements antérieurs.
Le bénéfice principal cité par les locataires est le faible coût des loyers, très inférieur à celui du marché immobilier privé. Un autre avantage exprimé est le sentiment de sécurité dans la nouvelle résidence. Les immeubles sont en effet souvent équipés de systèmes de protection, et surveillés par un gardien. Des services collectifs sont proposés : centres de santé, équipements informatiques, jardins d’enfants sécurisés (voir photo ci-dessous). Ce sentiment de sécurité s’arrête toutefois au seuil de la résidence. Le quartier environnant apparaît rarement sûr aux yeux des locataires.
Bien que les ménages expriment un ressenti positif, les résultats en termes d’accès à l’emploi et à l’éducation sont plutôt modestes. Les enquêtes montrent que le taux de chômage est similaire à la moyenne nationale (29 %), et que le revenu des ménages n’a pas augmenté. Par ailleurs, de façon surprenante, les enfants sont le plus souvent restés scolarisés dans les établissements de leur quartier d’origine. Néanmoins, des différences considérables apparaissent en fonction de la localisation du projet et de la gestion mise en place par l’organisme de logement social.
Finalement, il semble que les objectifs de la politique de logement social, en Afrique du Sud comme ailleurs, soient souvent trop ambitieux ou irréalistes. Des évaluations socio-économiques d’impact régulières permettraient d’une part de vérifier les résultats en termes de changement social, et d’autre part de définir des finalités plus adaptées aux besoins. Par ailleurs, des efforts pourraient être fournis à la fois du côté du financement et de la localisation, en resserrant davantage les « zones de restructuration », qui ont eu tendance à couvrir progressivement l’ensemble des agglomérations (cf. carte).
Irène Salenson, PhD, chargée de recherches, Agence française de développement (AFD); Andreas Scheba, chargé de recherche à l’Economic Performance and Development unit, Human Sciences Research Council; Ivan Turok, directeur exécutif de Human Sciences Research Council et Justin Visagie, chercheur à l’Human Sciences Research Council, Human Sciences Research Council
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.