Une pétition propose le peuple algérien pour l’obtention du Nobel de la paix. Nacima Ourahmoune*, de la Kedge Business School, livre ses arguments en faveur du Hirak.
Les autorités algériennes sont contestées sans discontinuité par la rue, de manière pacifique, depuis plus d’un an. Au cours des manifestations, de nombreuses pancartes, dont une est accrochée en permanence sur l’un des principaux boulevards d’Alger, ont proposé que le peuple algérien obtienne le prix Nobel de la paix. Une pétition en ligne en ce sens a recueilli des milliers de signatures. Pourquoi cette initiative ? Est-elle légitime ?
La contestation au temps du coronavirus
Au 57e vendredi, le coronavirus s’est invité dans le quotidien des Algériens : le stade 3 de confinement vient d’être décidé et les marches sont désormais interdites, ce qui menace la pérennité du mouvement de protestation. Depuis février 2019, on compte 56 semaines de protestations massives – une résilience peu banale à l’échelle mondiale des mouvements sociaux, surtout au vu de l’absence de pression des capitales démocratiques sur le régime et de la faible médiatisation de l’exploit du peuple algérien.
Ajoutons, désormais, une gestion de crise du coronavirus délétère. L’exécutif a laissé faire les manifestations avant de les interdire, tergiversé sur les lieux de culte avant d’ordonner leur fermeture, décidé le stade 2 puis 3 en très peu de jours – des atermoiements qui trahissent son impréparation.
Pendant ce temps, ce sont les citoyens qui ont orienté la politique de crise en réclamant massivement la fermeture des frontières, des lieux de culte et des marchés, et en alertant sur l’incurie du système sanitaire. Avant même l’interdiction officielle des rassemblements, les protestataires, à contrecœur et avec sagesse, ont appelé leurs compatriotes à se confiner : accepter de ne plus marcher illustre la maturité du mouvement, alors même que le passage au stade 3 fait craindre la dictature d’un pouvoir jugé illégitime. Le mouvement de protestation citoyen sans tête dénommé Hirak (mouvement) continue néanmoins, autrement.
La protestation est contrainte de changer de véhicule mais de garder le fond. Cette caricature de Hic publiée pour le 57e vendredi a bien exprimé cet enjeu.
Un mouvement dont la doctrine est la Silmya : la paix
Le Hirak a réussi à destituer le président Bouteflika et de nombreux dignitaires du régime, et à mettre à nu la corruption massive en pratiquant sans relâche sa doctrine : Silmya (la paix).
Il n’a cependant pas pu échapper en décembre 2019 à l’imposition d’un président issu du sérail, à l’issue d’une élection marquée par un boycott massif des urnes. Dès lors, le mouvement a redoublé de vigueur, demandant toujours le démantèlement absolu du système politique existant. Les slogans « Système dégage » ou « Maranach Habsin » (« Nous n’allons pas nous arrêter ») ont donné le ton jusqu’au 56e vendredi.
L’acquis du Hirak va bien plus loin : il remet le réenchantement politique au centre de la Cité (on peut parler à cet égard de « dégagisme non négatif »). Il œuvre au rapprochement entre des citoyens que le régime a cherché à compartimenter pour mieux les contrôler. Le pouvoir militaire, masqué en institutions civiles depuis 58 ans, est désormais nu. Les manifestants scandent « Un seul héros, le peuple algérien ». Le Hirak est une école démocratique qui reconfigurera le politique sur le long terme.
Alors que les espaces de réunion physique étaient limités dès avant le coronavirus, la toile, elle, reste bouillante. En témoigne cette vidéo du média Wesh Derna (« Qu’avons-nous fait ? ») – visionnée 457 597 fois sur Facebook – qui exprime le vécu et les aspirations universelles de la société civile algérienne au long de l’année.
Le Hirak, un combat de nature déontologique
Le prix Nobel de la paix peut être invoqué notamment parce que le combat politique du peuple algérien est non partisan ; c’est une lutte conduite au nom de principes, en somme une éthique déontologique (sens du devoir) qui s’élève contre « El Hogra » (l’injustice). Certains observateurs se montrent toutefois sceptiques, pointant du doigt la non-structuration du mouvement, la non-émergence de leaders, et l’inefficacité immédiate (une approche qui s’inscrit dans une éthique conséquentialiste). Ces remarques laissent de marbre un peuple déterminé qui impose sa démarche singulière.
Quel émerveillement aurait provoqué ce mouvement pacifique rare de constance, mixte, inclusif, incisif dans le verbe et l’image (slogans, chansons) d’une jeunesse qui, de plus, nettoie les rues après les manifestations… s’il avait émané d’un espace européen ou nord-américain ?
Le prix Nobel de la paix car le monde reste sourd
La tendance de la plupart des analystes à ne voir dans le Hirak qu’un énième soubresaut du « Printemps arabe » empêche de penser le caractère multiréférentiel et universel du combat algérien pour une citoyenneté réelle. Du reste, le Printemps arabe est peu évoqué sur le terrain, où les protestants clament surtout « El chaab yourid el Istiklal » (Le peuple veut l’indépendance) et réclament « un État civil et non militaire ». L’affiche suivante, créée à l’occasion du 57e vendredi du Hirak – le premier sans marches pour cause de coronavirus – maintient cette exigence.
L’unique grille dans les médias étrangers puise ses exemples en Égypte, au Yémen ou au Soudan : les activistes évoquent un éclectisme des références (Gilets jaunes, Venezuela…). Or les Algériens n’ont cessé de montrer un patriotisme ouvert sur le monde signalé par une grande acuité dans l’adaptation d’artefacts globaux pour porter des revendications locales, comme je l’ai montré dès début mars 2019. Par exemple, l’un des hymnes du Hirak, « La casa d’el Mouradia » (du nom du palais présidentiel) fait référence à un chant de résistance italien (« Bella Ciao ») autant qu’à une série populaire sur Netflix (La Casa del Papel) ! « Bella Ciao » a également été entonné lors du 57e vendredi par certains confinés depuis des balcons en hommage aux victimes italiennes du coronavirus. Le Hirak est souvent là où on ne l’attend pas, en tous cas vu de « l’Ouest ».
Le prix Nobel de la paix car le Hirak est une plate-forme de protestation inédite
Le Hirak est un objet relativement inédit. C’est un mouvement de revendication en quelque sorte liquide – une marée humaine – et pourtant compact. L’effet de masse pacifique, inclusive, mixte, familiale, civique, à l’ambiance solidaire et joyeuse, désarme littéralement les tenants de la force légitime empêtrés dans le code militaire, solide par nature. Ce corps social non violent, heureux et soudé a empêché le recours à la force létale comme lors des soulèvements de 1988 et des Printemps berbères de 1980 et 2001. Les dispositions de confinement dues au coronavirus font toutefois craindre le retour de l’état de siège (miroir de la décennie noire) sous couvert d’exception sanitaire.
Au Nord et au Sud, de nombreux mouvements sociaux ont émaillé l’année écoulée, mais aucun n’a incarné ce degré de pacifisme où commerces et cafés restaient ouverts pendant les marches. Dénué d’organisation officielle et de chef de file, doté de secouristes volontaires, autorégulé, collaboratif, le Hirak fait face à un système hiérarchisé, fonctionnarisé, militaire.
Purement horizontal, le Hirak n’en possède pas moins une verticalité ou colonne : l’autodiscipline travaillée pendant un an, qui doit nourrir la lutte contre le coronavirus face à la faiblesse d’un État hiérarchisé mais sclérosé comme l’illustre un système de santé exsangue. Le Hirak n’est pas à court de leaders : il choisit de tirer sa force de l’anonymat pour éviter toute récupération ou décrédibilisation de la lutte par son adversaire.
Une plate-forme agile, contagieuse, solidaire et ouverte
Mieux, le Hirak représente la réussite d’une très large alchimie par un peuple qui a l’expérience de la résistance. Lancé par des jeunes de toutes conditions sociales, il est mixte dans tous les sens du terme. Pour qui connaît l’Algérie, ce n’est pas une disposition naturelle mais un effort de respect mutuel (réflexivité positive). Fait rare au sein des mouvements sociaux, on n’observe pas de fissures dans l’union face à un pouvoir dont l’instrument traditionnel est la division.
L’agilité du mouvement relève de la capacité de débattre, à tout décrypter mais à n’écouter à la fin aucun son de cloche qui dissone de l’objectif commun. Cela se revérifie au moment de l’arrêt des marches. Au 57e vendredi, le mot d’ordre « rester chez soi » est respecté. Le Hirak a su transposer une unité de style et de discours : on scande les mêmes slogans et chants d’Alger à Tamanrasset, mais aussi de Paris à Montréal. Enfin, le Hirak se distingue par une signature essentielle à la Paix : un style positif, incisif, impertinent dont l’humour sert de résistance. Il est porté par une génération connectée, talentueuse, qui absorbe et déconstruit tous les codes du système.
Le prix Nobel de la Paix car la sécurité du peuple pacifique est plus que jamais engagée
Amnesty International dresse un bilan objectif des souffrances infligées au peuple dans son combat pacifique. Malgré la parade médiatique du régime présidentiel qui a encensé le Hirak, les brutalités et arrestations arbitraires ont continué. Les prisonniers d’opinion politique ou pour simple port du drapeau berbère, ainsi que les journalistes arrêtés, peuvent compter sur le soutien infaillible des Algériens ; mais au-delà des frontières nationales, les démocrates sont peu informés et peu impliqués. Désormais, le régime d’exception que constitue le stade 3 impose une vigilance maximale quant aux libertés individuelles, déjà malmenées. Les Algériens comprennent que la crise du coronavirus peut bénéficier au statu quo, et redéploient en moins d’une semaine des actions civiques impressionnantes de constance avec l’esprit du mouvement.
La société civile entre en action contre l’épidémie
Le Hirak, cette mise en mouvement citoyen pacifique, est bien plus que les marches. Je donnais l’exemple du nettoyage urbain dans mon article de mai 2019 : en moins d’une semaine, des jeunes battent le pavé, stérilisateurs en main. Au pied levé, le Hirak redéploie ses ressources. Notons qu’il demeure car ses codes sont reconduits à l’identique : des campagnes de prévention viralisées (dont Wesh Derna) ; un humour acerbe comme arme de résistance politique ; les tests de production de masques via imprimantes 3D ; l’émergence d’une application de dépistage ; et la formation d’étudiants, via des vidéos Do-It-Yourself, à la production de masques (codes globaux remobilisés).
L’Algérie est en proie à une crise économique découplée du Hirak, qui résulte de la mauvaise gestion et de la dilapidation des ressources algériennes par les tenants du régime. Alors que je notais en 2019 le retrait du monde économique vis-à-vis du Hirak, faire solidarité utile devient responsabilité sociale majeure désormais. On note la production de gel hydroalcoolique par Venus (leader des cosmétiques) ou encore la promesse d’achat de respirateurs par Cevital (premier groupe privé du pays), ainsi que des campagnes de prévention relayées par le Bon Coin local OuedKniss, ou Yassir, le Uber algérien. Gageons que l’effort va se poursuivre.
Le prix Nobel de la paix pour un combat incarné, par-delà les bonnes intentions
Les actes de violence à l’égard des Algériens opposés au système sont l’antithèse de l’esprit du Hirak : les Algériens chantent « rends-moi ma liberté, je te le demande gentiment » tandis que le coronavirus ajoute un risque de confiscation de sa dynamique. La « Révolution du Sourire » est contrainte (depuis le début !) mais vivante ; le prix Nobel de la paix marquerait désormais reconnaissance et soutien à 57 semaines d’incarnation de la doctrine du Hirak, la Silmya (Paix). Après tout, le crédit de bonnes intentions a suffi pour décerner le prix au président Obama !
* Nacima Ourahmoune est professeur associé, chercheur, consultant en marketing et culture de consommation, Kedge Business School.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.