La prise en charge des femmes enceintes à l’hôpital reste un défi au Sénégal, notamment pour des raisons pécuniaires. Comment remédier aux violences obstétricales qui peuvent en découler ?
Le Sénégal est actuellement sous le choc depuis le décès d’une mère et son bébé à naître de 9 mois dans la salle d’attente d’un hôpital régional. La famille de la défunte dénonce une négligence de l’équipe de garde et plusieurs sages-femmes sont en garde à vue en attente de jugement définitif.
Face à cela, les syndicats de la santé sont en grève – journées sans accouchement – pour défendre leur corporation. Une suspension des services de santé qui nourrit un sentiment d’injustice sociale des patientes, qui organisent de leur côté des marches de soutien à la famille éplorée.
Le décès de cette jeune femme n’est que la partie émergée des défis de santé que constituent les violences obstétricales, en Afrique et dans le monde entier. Cet événement terrible est un exemple révélateur d’un environnement sociosanitaire souvent dysfonctionnel, caractérisé par l’impossible admission de patientes aux urgences par manque de garant, où des femmes en travail ou leurs fœtus peuvent mourir dans les ambulances par manque de lit de réanimation après avoir fait le tour des hôpitaux référencés.
En dépit de projets d’humanisation de l’accouchement et des politiques de gratuité en faveur du couple mère/enfant en vigueur dans la plupart des formations sanitaires publiques des pays ouest-africains, ce drame fait ainsi ré-émerger les tensions suscitées par le sort réservé à de très nombreuses femmes dans les maternités en Afrique de l’Ouest, et repose les questions structurelles sur les hôpitaux dans ces pays.
Développer les capacités d’accueil hospitalier
En 2020, l’organisation de la riposte contre la pandémie de Covid-19 a été un moment fort pour le diagnostic des systèmes sanitaires du monde entier.
En Afrique, plusieurs initiatives ont été entreprises par les États pour y faire face et renforcer les systèmes sanitaires locaux : augmentation de la capacité d’accueil (construction d’hôpitaux, de salle d’hospitalisation), relèvement du plateau technique (lits de réanimation), recrutement de spécialistes et déploiement dans les zones enclavées.
Aujourd’hui, malgré ces efforts consentis en période d’urgence, les difficultés d’accès aux soins persistent en Afrique de l’Ouest, surtout concernant la santé maternelle. Les femmes enceintes issues de familles démunies décèdent encore par défaut de prise en charge adéquate (encore plus au Sahel dans les zones de conflit).
Les familles aisées affiliées aux assurances privées ou aux mutuelles de santé, ou celles capables de payer, se tournent vers les cliniques privées locales. Pendant ce temps, l’accouchement à domicile ou assisté par une accoucheuse traditionnelle reste une pratique largement partagée par les familles les plus démunies, mais aussi par certaines femmes ayant eu une expérience traumatique antérieure d’accouchement à l’hôpital.
Ainsi, les inégalités d’accès aux soins entre les classes sociales demeurent, en Afrique comme ailleurs. Faut-il croire que l’engouement du « renouveau » qu’avait suscité la pandémie de Covid-19 n’a finalement pas permis une réforme en profondeur, ni la généralisation de la couverture sanitaire universelle promulguée par les Nations unies en 2015 ?
Il nous semble que le déterminisme structurel des réformes néolibérales reprend le dessus sur les mesures conjoncturelles de la riposte face au Covid-19, largement financées par l’extérieur.
Un modèle hospitalier néolibéral ?
Depuis les programmes d’ajustements structurels des années 1980-1990, le fonctionnement des formations sanitaires en Afrique repose surtout sur un modèle néolibéral.
Si la plupart des ressources humaines sont payées par l’État, chaque structure de santé (hôpital, centre, poste) gère son propre budget de fonctionnement, provenant en grande partie des prestations payantes (pour la partie officielle) des patients (tickets de consultation, frais examens médicaux, vente de médicaments). Le fonctionnement financier de l’hôpital public repose donc sur une logique de marché – offre des professionnels de santé et demande des usagers (malades) – et une bonne santé financière permet d’assurer la pérennité du service et des soins.
En plus des deux parties prenantes (prestataires et clients), s’ajoute le rôle régulateur de l’État, tantôt salvateur, tantôt déstabilisateur.
La politique interventionniste de l’État providence accorde sur le papier aux usagers des prestations gratuites, comme pour les enfants de moins de 5 ans ou les césariennes. Ces initiatives à vocation sociale reposant sur une équité territoriale par la couverture santé universelle permettent aux familles, dont les plus démunies, d’accéder aux soins à moindre coût et augmentent ainsi le pouvoir d’agir des usagers et des usagères. Le Burkina Faso est un bel exemple de volonté politique et de réussite à cet égard.
Mais l’État doit rembourser a posteriori aux formations sanitaires les prestations des populations enregistrées dans le registre des politiques de gratuité. C’est souvent là que le bât blesse.
En effet, les retards de remboursement de l’État mettent les structures de santé sous pression financière pour acheter des intrants et payer les salaires du personnel contractuel. Ces retards contribuent à une rupture éthique des soignants qui enveniment les relations soignants-soignés et conduisent à des pratiques médicales inappropriées.
Conjuguée à la faible formation en psycho-sociologie des relations aux soins, la pression financière pousse certains prestataires à trier les malades, non pas suivant l’urgence médicale mais suivant la capacité de paiement : « On prend les patients qui payent cash ! Les patients ayant besoin de prestations gratuites ou sans lettre de garantie de la mutuelle de santé vont devoir attendre », nous a dit une sage-femme lors d’une analyse des barrières à l’adhésion des populations dans les mutuelles de santé au Sénégal.
Les femmes avec un capital économique (et social) faible sont alors plus exposées aux violences obstétricales que les autres.
Violences exercées et injonctions contradictoires
Les violences en institutions de soins ne sont ni nouvelles ni l’apanage des professionnels de santé ouest-africains.
Les négligences et pratiques inappropriées des soignants sont quotidiennes ; elles se manifestent dans des hôpitaux sous pression assaillis par des injonctions étatiques qui brouillent leur fonctionnement. En Afrique, des centaines de femmes sont retenues dans les hôpitaux après avoir accouché par défaut de paiement des prestations.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait pourtant demandé aux pays de supprimer le paiement direct des soins durant la pandémie. Même si certains économistes de l’OMS ne sont pas d’accord avec cette solution, la commission pour la santé de la revue The Lancet vient de rappeler l’importance que les soins de santé primaires soient gratuits au point de service, étant entendu que l’État doit en garantir le financement.
Néanmoins, rares sont les pays africains à garantir ce droit à la santé et respecter leurs engagements au financement de la santé.
Quelles perspectives ?
L’hôpital public des pays ouest-africains est plus que jamais sous tension, d’autant que la pandémie de Covid-19 a remis l’hospitalo-centrisme au goût du jour (au Sénégal, les hôpitaux absorbent deux tiers des dépenses de santé).
Au-delà de la baisse constante de la mortalité maternelle depuis 1987, pour améliorer ce climat socioprofessionnel, l’État doit absolument consentir à augmenter son investissement dans le secteur sanitaire. Au Sénégal, par exemple, seulement 5 % du budget national est alloué à la santé. Ce montant est dérisoire au regard des nombreux défis auxquels l’organisation sanitaire est confrontée.
Le plan d’investissement annoncé en 2020 de 1 400 milliards de francs CFA, dont 62 % pour les infrastructures, jusqu’en 2024 ne sera certainement pas suffisant. De surcroît, moins de 5 % de la population est couverte par une mutuelle de santé communautaire, instrument phare du programme de couverture sanitaire universelle (CSU).
L’utilisation des profits dérivés des ressources extractives pour financer la santé parait une solution durable et réalisable. Elle pourrait favoriser l’avènement de la CSU, notamment (mais pas seulement) par des unités départementales d’assurance maladie, à grande échelle et professionnelles, résilientes, solvables et dynamiques, capables de parer aux éventuelles actions hégémoniques et contreproductives pour le bon fonctionnement du système. Et de participer ainsi à l’avènement d’un « meilleur hôpital ».
Le soutien à la structure de la demande, à la réalisation d’un contre-pouvoir où les malades sont au cœur du système de santé devient une urgence pour débattre et trouver une solution, ensemble, avec les représentants de l’offre de soins. La judiciarisation de la santé ne sera pas une solution.
Pour cela, il va falloir que les acteurs se réconcilient avec le système sanitaire, en plaidant en faveur de l’effectivité d’une gouvernance sanitaire locale harmonieuse incluant les acteurs de santé communautaire.
Cela peut passer par la création d’entités locales qui instaureront des relations de confiance basées sur des échanges constructifs et inclusifs afin d’en arriver à une « santé » non seulement « par » et « pour » les communautés, mais aussi « selon elle » où le patient sera au cœur des prises de décisions.
Abdoulaye Moussa Diallo, Sociologue, Université de Lille; Clémence Schantz, Sociologue, Institut de recherche pour le développement (IRD), and Valery Ridde, Directeur de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.