Après les propos du président tunisien Kaïs Saïed sur les migrants, les pays subsahariens ont réagi. En lançant la chasse aux migrants subsahariens, le chef de l’État a fait une grosse erreur.
Il est loin, le mois d’octobre 2018. La Tunisie adoptait, à l’époque, une loi contre les discriminations raciales, la première dans le monde arabe. Plusieurs députés avaient alors fait de cette loi une priorité. « La Tunisie a été le premier pays musulman à abolir l’esclavage, et nous sommes parmi les premiers à avoir signé la convention des Nations unies en 1965 contre les discriminations raciales. Le vote d’aujourd’hui, c’est une évolution logique. On a mis du temps à le faire mais c’est là, et on peut être fiers d’être les premiers dans le monde arabe », indiquait alors le député Raouf El May.
Dans un pays où le racisme anti-Noirs était bien ancré, il s’agissait alors de pénaliser ce racisme jusqu’alors autorisé par la loi. L’arsenal juridique mis en place était prometteur, avec des peines allant jusqu’à un an de prison pour des propos racistes et jusqu’à trois ans de prison pour les menaces racistes ou l’incitation à la haine. En dix ans, le nombre d’étudiants subsahariens présents en Tunisie avait été divisé par deux, notamment à cause des actes racistes, assurait alors l’Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie (AESAT).
Une loi, mais pour quoi faire ?
Mais malgré la loi, difficile de mettre fin à un racisme systémique. Au-delà des propos anti-Noirs, la Tunisie a en effet été plusieurs fois épinglée pour les inégalités persistantes entre Tunisiens et Subsahariens. Preuve en est avec le « cimetière des abid » — comprenez « cimetière des esclaves » — à Djerba, où les Tunisiens noirs sont enterrés à l’écart des autres, qui ont le doit aux cimetières des ahrar, des « hommes libres ». « Aux yeux des Tunisiens, être Noir c’est être uniquement descendant d’esclaves. Nous ne sommes pas acceptés en tant qu’autochtones d’Afrique du Nord », déplorait Saadia Mosbah, de l’association Mnemty, qui estime que « si elle reconnaît le statut de victime à la personne agressée, (la loi contre le racisme) reste cependant une toute petite loi car les moyens n’ont pas suivi ».
Aujourd’hui, effectivement, difficile de penser que le racisme a disparu en Tunisie. La faute, en partie, à Habib Bourguiba, premier président de la Tunisie indépendante. Dans les années 1950 et 1960, il lance des réformes pour « moderniser le peuple tunisien » et participe à invisibiliser les Noirs en Tunisie. Depuis, « il y a un déni dans la société tunisienne, l’Africain c’est l’autre », assure l’historien Nouri Boukhchim, enseignant-chercheur à l’Université de Tunis, qui estime que les Tunisiens ne se rendent plus compte qu’ils vivent dans un pays africain. « Le regard des Tunisiens est tourné vers la Méditerranée, vers le nord et non pas vers le sud. C’est comme ça qu’on s’est éloigné de notre africanité, au nom de l’unification du peuple tunisien ». Une volonté d’unification qui s’est poursuivie sous Ben Ali, avant que les Noirs puissent enfin avoir le droit à la contestation après 2011.
La théorie du Grand remplacement, version tunisienne
Et alors que l’on pensait la Tunisie sur le bon chemin, le président tunisien est venu dire tout haut ce que beaucoup de ses compatriotes pensent tout bas. La semaine dernière, Kaïs Saïed a en effet prôné des « mesures urgentes » contre l’immigration clandestine subsaharienne. Allant jusqu’à assurer que les Subsahariens étaient la source de « violence, de crimes et d’actes inacceptables ». Les migrations seraient, à écouter le chef de l’État, un complot hourdi par des puissances étrangères qui voudraient effacer l’identité « arabo-musulmane » de la Tunisie pour en faire un pays « africain seulement ».
Depuis, en Tunisie, l’ambiance est pesante. Voire menaçante pour les Noirs, qu’ils soient des immigrés illégaux ou non. Officiellement, plus de 20 000 Africains subsahariens seraient présents sur le sol tunisien, dont la majorité sont en situation irrégulière, bloqués par des difficultés administratives depuis des années. Après trois mois en Tunisie, pour les Africains subsahariens, il est souvent impossible d’obtenir une carte de résidence, et chaque jour supplémentaire passé sur place leur consolide leur statut d’immigrés illégaux. Mais désormais, ces Subsahariens sont accusés, par le plus haut représentant de l’État, de tous les maux.
Des déclarations qui ont inquiété en Afrique. La Commission de l’Union africaine « condamne fermement les déclarations choquantes faites par les autorités tunisiennes contre des compatriotes africains, qui vont à l’encontre de la lettre et de l’esprit de notre organisation et de nos principes fondateurs », selon un communiqué de presse qui « rappelle à tous les pays, en particulier aux États membres de l’Union africaine, qu’ils doivent honorer les obligations qui leur incombent en vertu du droit international (…), à savoir traiter tous les migrants avec dignité, d’où qu’ils viennent, s’abstenir de tout discours haineux à caractère raciste, susceptible de nuire aux personnes, et accorder la priorité à leur sécurité et à leurs droits fondamentaux ».
L’Union africaine choquée par Kaïs Saïed
Les chancelleries africaines, elles, craignent le pire. Dans les heures qui ont suivi les déclarations de Kaïs Saïed, les ambassades du Mali, de République démocratique du Congo ou encore du Burkina Faso ont demandé à leurs ressortissants présents en Tunisie de faire attention, leur proposant des démarches pour un « retour volontaire » dans leur pays. Selon nos informations, au sein du palais de Carthage, on regrette la sortie du président tunisien à propos des migrants subsahariens. Mais trop tard : ces propos devraient provoquer une rupture diplomatique entre le pays nord-africain et le reste de l’Afrique.
La suite logique d’un désintérêt africain de la part de Kaïs Saïed. « Les Tunisiens ont tendance à oublier qu’ils font partie de l’Afrique. Ce continent n’intéresse pas le chef de l’État, très habité par l’idéologie nationaliste arabe et donc essentiellement tourné vers le monde arabe », déplorait, en 2021, l’historienne Sophie Bessis. « Il y a vingt ans, la Tunisie était le seul pays du Maghreb à mener en Afrique une action diplomatique d’envergure. Aujourd’hui, il est pratiquement le seul qui n’en mène pas une », estimait quant à lui Mohsen Toumi, ancien expert de l’ONU, dans le livre « Le Maghreb et son Sud : l’enjeu économique africain » publié par le CNRS… en 2011. Depuis la chute de Ben Ali, non seulement, la Tunisie a refusé de se tourner vers l’Afrique subsaharienne. Pire, avec ses propos, le président Kaïs Saïed s’isole de plus en plus. Et aura bien du mal à trouver des alliés à l’avenir.