Le retour des trésors royaux d’Abomey au Bénin pose de nombreuses questions opérationnelles qu’il faut absolument prendre en compte, notamment du fait de leur charge spirituelle.
Le 10 novembre 2021 restera une date parmi les plus marquantes de l’histoire récente du Bénin. Dans un cérémonial festif digne de ceux qui accompagnent les plus grands événements politiques, culturels et sportifs, la France a restitué à ce pays africain 26 œuvres d’art des trésors royaux d’Abomey, pillées au XIXe siècle par les troupes coloniales françaises du général Dodds lors de la mise à sac du palais d’Abomey en 1892.
Autant dire que l’on touche ici à une « corde sensible » de la fierté nationale, et il n’est pas étonnant que ce retour ait été dans les conversations des Béninois pendant plusieurs semaines.
Conservés au musée du Quai Branly de Paris depuis 2003, après avoir transité par le musée d’Ethnographie du Trocadéro et le musée de l’Homme de la même ville, ces trésors comportent en effet des œuvres culturelles et cultuelles majeures comme les fameuses statues totem de l’ancien royaume d’Abomey (homme-requin, homme-oiseau, homme-lion), ou encore les trônes en bois sculpté des rois Ghézo et Glèlè.
Le royaume d’Abomey était vaste – de l’ouest du Nigeria au Ghana – et très respecté depuis sa fondation au XVIIe siècle. Il le restera jusqu’en 1890 sous le règne du roi Béhanzin, dernier souverain indépendant qui combattit vaillamment contre les envahisseurs. Le retour au pays des 26 œuvres d’art s’inscrit ainsi dans une histoire autant riche que glorieuse. Au demeurant, il ne s’agit pas d’un cas unique, et d’autres pays africains, comme le Nigéria, sont dans une configuration comparable.
Trois séquences (plus une) pour un retour réussi
Première séquence : en 2017, lors de son discours à Ouagadougou, au Burkina Faso, le président français s’engage clairement à faciliter sous cinq ans les diverses restitutions – qu’elles soient temporaires ou définitives – des œuvres culturelles et cultuelles appartenant au patrimoine africain et identifiées dans les collections françaises.
Deuxième séquence : en 2018, dans un rapport pour le ministère de la Culture qui fit sensation intitulé Restitution du patrimoine culturel africain : vers une nouvelle éthique relationnelle, ses autrices Felwine Sarr et Bénédicte Savoy annoncent qu’« il n’y a plus d’impossible ».
Troisième séquence : en décembre 2020, une loi importante est votée. Elle rend possible la restitution en autorisant explicitement les dérogations au principe d’« inaliénabilité » des œuvres possédées par la France qui étaient issues de pillages et vols caractérisés.
Les trois séquences, à la fois politique, diplomatique, culturelle et juridique, ne commencent donc pas en 2021. Ce « moment historique de fierté nationale » pour les autorités béninoises a débuté en 2016, c’est-à-dire un peu avant le discours dit « de Ouagadougou », sous la présidence de François Hollande.
Une première demande est formulée par le Bénin, mais refusée par le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Jean‑Marc Ayrault, pour des raisons légales liées, justement, à l’inaliénabilité des biens des collections publiques. C’est donc le président Emmanuel Macron et sa ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, qui recevront leurs homologues béninois – le président Patrice Talon et le ministre de la Culture Jean‑Michel Abimbola – pour signer et solenniser à Paris la restitution des 26 œuvres d’art.
Deux binômes symboliques – les chefs d’État et leurs ministres de la Culture – ont signé l’acte de transfert de propriété de la France au Bénin et ont permis aux œuvres de regagner leur pays après près de 130 ans d’exil.
Comme dans tout transfert de titre de propriété, la question de la logistique se pose inéluctablement. De manière surprenante, le rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy ne parle jamais de la « logistique » associée au retour des œuvres d’art.
Cette dimension est probablement occultée par ignorance ou simplement par « déni de complexité ». Le transport est à peine évoqué en quelques mots, page 69 :
« Le retour des œuvres nécessite en tout état de cause un budget dédié aux frais de transport et d’assurance, dont on sait qu’ils peuvent être très élevés selon la fragilité de l’œuvre en cause et sa valeur marchande. »
C’est évidemment un peu bref face aux enjeux en matière d’inventaire, d’identification, d’emballage, de transport et de stockage/déstockage, d’encaissement et de décaissement (au sens strict) ! Tout ceci n’est pas anodin, et c’est d’ailleurs bien la délégation béninoise qui, symboliquement, a ramené par avion les trésors d’Abomey sur le sol africain.
Des contraintes d’acheminement connues
Commençons par dresser rapidement le tableau d’une logistique singulière, qui n’a pas grand-chose à voir avec la logistique relative aux biens de grande consommation.
Organiser l’acheminement d’œuvres d’art n’est pas chose aisée, surtout d’un continent à un autre, et la logistique induite soulève de redoutables difficultés auxquelles les 26 œuvres n’ont pas échappé.
On sait, entre autres, que les dommages infligés aux œuvres d’art proviennent d’une manière générale des conditions d’exécution du transport et de l’entreposage. L’âge d’une œuvre d’art détermine notamment un niveau donné de fragilité, sachant qu’une température et une hygrométrie trop élevées ou trop faibles peuvent générer une dégradation irrémédiable à la suite de réactions chimiques incontrôlables.
La logistique des œuvres d’art exige également une attention toute particulière quant aux opérations de manutention. Pour réduire les risques pris lors des manipulations, manuelles ou mécaniques, chaque œuvre d’art nécessite un conditionnement spécifique selon la nature de l’objet, ainsi que selon le mode (terrestre, maritime ou aérien) et la durée du transport.
La technique dite du tamponnage, le plus souvent utilisée, s’appuie sur trois couches de protection : une enveloppe chimiquement neutre recouvre l’œuvre ; une enveloppe souple réduit les variations hygrométriques et les vibrations ; une enveloppe rigide préserve de tous les chocs.
D’une logistique opérationnelle…
Les 26 œuvres d’art des trésors royaux d’Abomey rejoignent le Bénin le 10 novembre 2021 par avion depuis Paris, puis le palais présidentiel béninois par camion spécial.
Le Bénin étant localisé en Afrique subsaharienne, sur la côte Atlantique, les données climatiques n’ont rien à voir avec celles de Paris. Un délai d’acclimatation de deux mois environ aux conditions de chaleur et d’hygrométrie béninoises s’avère donc indispensable, avant une exposition de trois mois au palais présidentiel. Les conditions d’entreposage sont donc critiques.
Par la suite, il est prévu que les trésors soient ré-encaissés et transportés par route vers l’ancien fort portugais d’Ouidah, sur la côte Atlantique, à l’ouest de Cotonou, où ils seront exposés dans la maison du gouverneur, c’est-à-dire sur les emplacements historiques et symboliques de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation européenne.
Les 26 œuvres d’art attendront là quelque temps, jusqu’à la construction d’un nouveau musée à Abomey devant les accueillir, les conserver et les protéger. À nouveau, l’entreposage sera au cœur de la réussite (ou de l’échec) du retour, et l’on comprend aisément que d’autres pays africains, tels que le Tchad, se posent d’ores et déjà des questions sur l’organisation de leurs propres restitutions à venir.
… à une logistique « mémorielle »
Il serait toutefois maladroit de réduire la logistique du retour des 26 œuvres d’art à des dimensions purement opérationnelles et concentrées dans un temps court.
L’aventure logistique proprement dite commence par leur pillage en 1892 pour se poursuivre en France, comme signalé, puisqu’elles ont été transportées, stockées et exposées au musée d’Ethnographie du Trocadéro, au musée de l’Homme et, enfin, au musée du Quai Branly.
La dimension logistique reste toutefois très singulière car, d’une part, ces œuvres sont physiquement fragiles (bois, pierre, sculptures, sertissage, etc.) et, d’autre part, elles sont culturellement sensibles car elles représentent symboliquement les esprits des Rois, les esprits des familles et les esprits de pouvoir. À ce titre, elles ne peuvent être ni manipulées ni entreposées sans faire attention au lieu, à la temporalité et à la proximité avec d’autres objets, avec d’autres énergies, entre autres contraintes et spécificités.
L’entretien accordé au Point par Flavien Brice Alihonou, un pratiquant du culte vodoun, le 10 novembre 2021 offre sans doute l’une des meilleures explications de la portée symbolique de la restitution des 26 œuvres d’art :
« Pour nous, ce ne sont pas de simples objets, ce sont des témoins de la puissance et de la richesse de nos royaumes africains avant la colonisation. La plupart des artistes et artisans avaient pour fonction de magnifier le pouvoir. Les récades sont sacrées, les trônes, la position des cauris dessinent des signes du Fâ, notre système de divination. Ils témoignent de la véracité de la valeur sacrée de ces œuvres. »
En bref, on ne transporte et ne manipule pas de tels objets sacrés comme s’il s’agissait d’ersatz fabriqués en Chine pour des touristes en goguette.
On peut parler ici, au contraire, d’une véritable logistique « mémorielle » qui ne peut se prévaloir uniquement de critères traditionnels de performance (coût, délai, intégrité).
Nous sommes en présence d’un puissant animisme au sein duquel la logistique doit prendre garde à respecter les esprits mystiques. De ce point de vue, elle dépasse largement la simple logique muséographique de respect de l’intégrité des objets, aujourd’hui bien connue et maîtrisée par de grandes entreprises spécialisées dans la prestation de services logistiques.
Une telle logistique – beaucoup plus sensible – dissimule un marché en devenir qui sera complexe à gérer car l’Europe possède environ 90 % du patrimoine culturel et cultuel de l’Afrique. Par exemple, les collections du musée du Quai Branly renferment quasiment 70 000 œuvres d’art qui viennent d’Afrique subsaharienne, dont la majorité a été exfiltrée durant la période coloniale française. Le British Museum, le Louvre, le Rijksmuseum à Amsterdam, le Weltmuseum à Vienne, et bien d’autres musées sont concernés par ces projets ou, tout du moins, par des demandes du Tchad, de l’Éthiopie, du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, du Nigeria et de moult autres nations à la reconquête de leur mémoire, patrimoine et culture.
Le dilemme de l’universalisme face au culturalisme
Évidemment, la question centrale liée à la restitution des œuvres d’art aux pays africains n’est pas de nature logistique, mais d’abord de nature juridique et diplomatique, ainsi que nous l’avons souligné précédemment. Elle place au centre des débats la lancinante culpabilité de l’Occident, et la manière de réparer des offenses à d’anciennes civilisations.
Imaginer « à l’européenne » que l’organisation du rapatriement de ces œuvres d’art sera une simple question d’intendance conduirait à commettre une grave erreur. Il existe une logistique singulière, de nature « mémorielle », dans le retour des trésors royaux d’Abomey qui indique qu’il devient plus que jamais indispensable de prendre en compte les dimensions culturalistes de la logistique.
Nous proposons ici une première ébauche de définition de la logistique « mémorielle » : celle-ci peut être vue comme une démarche globale de management visant à maîtriser la circulation physique, informationnelle et spirituelle d’œuvres à dimension culturelle et/ou cultuelle transférées via les chaînes logistiques de plusieurs institutions d’un même pays et internationales.
Sans doute faut-il impulser un véritable aggiornamento des modes dominants de pensée en logistique, fondés sur une normativité importante. En effet, l’organisation et le fonctionnement des chaînes logistiques s’appuient depuis des décennies sur une standardisation/normalisation poussée et la recherche d’une interopérabilité maximale, notamment entre les flux matériels et les flux informationnels.
L’un des exemples les plus connus est le système de palettisation, qui définit strictement la taille que doivent avoir les camions, les conteneurs, les entrepôts, les espaces de stockage en magasin, les robots, et au final, les produits eux-mêmes !
La logistique a ainsi sécrété au fil du temps des « normes de circulation » dont l’objectif est de fluidifier au maximum les échanges de produits. Le retour au Bénin des trésors d’Abomey n’aurait-il pas ici une vertu inattendue : signaler une autre voie où l’Humain et le Spirituel constituent des éléments essentiels à prendre en compte dans la gestion des chaînes logistiques ?
Barnabé Thierry Godonou, Docteur en sciences de gestion, Université Aube Nouvelle; Aaron Sottima Tchando, Docteur en Sciences de gestion, Université Aube Nouvelle de Ouagadougou, Université Aube Nouvelle; Gilles Paché, Professeur des Universités en Sciences de Gestion, Aix-Marseille Université (AMU), and Marc Bidan, Professeur des Universités – Management des systèmes d’information – Polytech Nantes, Auteurs historiques The Conversation France
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.