Le président nigérian, Muhammadu Buhari, a dénoncé le tracé des frontières africaines par les ex-puissances coloniales. Un siècle et demi plus tard, le débat sur ces tracés n’en finit pas.
C’est sans aucun doute l’un des derniers héritages du passé colonial de l’Afrique. Les frontières africaines n’ont de cesse, depuis des décennies, de faire polémique.
Alors que le Nigeria finance actuellement un chemin de fer qui doit permettre de relier la ville de Kano, au Nigaria, à Maradi, au Niger, le président Muhammadu Buhari est critiqué. Ses opposants reprochent au chef de l’Etat de vouloir prendre aux frais de son pays — près de 2 milliards de dollars — la charge totale des travaux. Buhari, lui, met en avant l’unité des peuples.
« En 1885, vous vous êtes assis et vous avez tracé des lignes »
Interrogé par la chaîne Arise Télévision, le président nigérian a profité de ces critiques pour remettre en cause le traçage par les pays qui avaient colonisé l’Afrique des frontières à l’intérieur du continent. « Je vous ai dit que la frontière entre nous et le Niger est de 1 500 kilomètres, a indiqué Buhari. J’ai parlé à un Français et j’ai dû lui dire cela. Il a dit n’importe quoi et je lui ai dit : ‘Écoutez, en 1885, vous vous êtes assis et vous avez tracé des lignes. J’ai dit que j’avais des cousins germains au Niger. Il y a des Kanuris, il y a des Hausas, il y a des Fulanis en République du Niger tout comme il y a des Yoroubas au Bénin. On ne peut absolument pas être coupés d’eux ».
Ces tracés arbitraires des frontières sont souvent critiqués. Comme à Bamako, au Mali, en 1999. Lors d’un colloque de l’Unesco sur le thème « Frontières en Afrique du XIIe au XXe siècle », des historiens ont alors appelé à une révision des frontières.
Tous les historiens aujourd’hui ne sont pas forcément d’accord pour dire que les frontières africaines sont exclusivement le fait des anciennes colonies. « On ne peut plus faire aujourd’hui une histoire des frontières en Afrique qui ne serait qu’une histoire de la diplomatie européenne ou de l’action coloniale sur le continent. Pour comprendre ces frontières, il faut prendre au sérieux l’histoire locale et les passés africains qui forment le contexte dans lequel elles ont été tracées », résume l’historienne chargée de recherche au CNRS et membre de l’Institut des Mondes Africains (IMAF), Camille Lefebvre. Selon elle, « les frontières alors mises en place sont dans leur grande majorité le reflet des dynamiques historiques internes de la région au XIXe siècle ».
« Nous avons tracé sur les cartes des régions où l’homme blanc n’avait jamais mis le pied »
Malgré tout, impossible de ne pas imputer aux Occidentaux un rôle clé dans le partage des pays au moment de la colonisation. Lors Salisbury, Premier ministre de la Grande-Bretagne à la fin du XIXe siècle, résumait ainsi l’action des pays colonisateurs : « Nous avons entrepris de tracer sur les cartes des régions où l’homme blanc n’avait jamais mis le pied. Nous nous sommes distribué des montagnes, des rivières et des lacs, à peine gênés par cette petite difficulté que nous ne savions jamais exactement où se trouvaient ces montagnes, ces rivières, ou ces lacs ».
Ce fut le cas au Royaume de Kongo, divisé en deux par la France et la Belgique. L’Egypte est également un cas d’école : la Grande-Bretagne occupa l’état autonome de l’Empire ottoman, qui était bien plus étendu qu’aujourd’hui puisqu’il comprenait le Soudan et plusieurs territoires faisant actuellement partie du Tchad, de l’Erythrée et de la Somalie. Autre territoire qui dénote aujourd’hui : la Gambie. Alors que la France avait colonisé le Sénégal, une frontière fut tracée à l’intérieur même du pays en 1889 pour créer la Gambie. Des exemples comme ceux-là, il en existe des dizaines.
Une illustration de la façon dont les colonies ont procédé, sans qu’aucune réalité anthropologique, ethnique, linguistique ou religieuse ne soit, à l’époque, pris en compte au moment de se partager les territoires africains. Il n’aurait donc été question que de géographie ou de géologie lors de cette répartition. Voire d’une démonstration de force des puissances colonisatrices et d’une rivalité. En quelque sorte, le tracé des frontières africaines a été la conséquence d’un affrontement à distance du Royaume-Uni et de la France, entre autres.
Des frontières rendues intangibles par l’OUA
Au moment des indépendances, il était donc fréquent d’observer des problèmes aux frontières. Dans « African Boundary problems », Robert Waters dénombre une trentaine de conflits frontaliers sur le sol africain, en particulier dans le Maghreb, dans la région sahélo-soudanaise ou encore dans la Corne de l’Afrique. On se souvient notamment du conflit entre l’Algérie et le Maroc à propos du tracé de la frontière dans la région de Figuig. De quoi motiver les partisans de la révision des frontières, réunis en 1963 au sein du « Groupe de Casablanca », à agir. Selon eux, les découpages auraient dû être revus au moment des indépendances.
Fallait-il pour autant, à un moment, changer les tracés coloniaux au risque de créer de l’instabilité ? Les avis ont longtemps été partagés et c’est finalement l’Organisation de l’unité africaine (OUA), l’organisation précédant l’Union africaine, qui a tranché en 1964, lors de la Conférence des Chefs d’Etats et de Gouvernements du Caire. L’OUA imposa en effet « le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de chaque Etat et de son droit inaliénable à une existence indépendante ». Et demanda « que tous les Etats membres s’engagent à respecter les frontières existant au moment où ils ont accédé à l’indépendance ».
Une décision qui aura de lourdes conséquences. « Depuis les indépendances, l’Afrique est le continent le plus affecté par les différends de frontières. Mais aussi, ils mettent en cause l’efficacité des politiques de gestion des problèmes de frontières auxquels sont confrontés les Etats africains, et, surtout, la capacité de l’OUA/UA en tant qu’organisation continentale à les résoudre de manière satisfaisante », résumé Ladji Ouattara, doctorant contractuel à l’Institut d’Etudes Européennes de l’Université Catholique de Louvain, en Belgique. Et même si certains conflits frontaliers ont été solutionnés, « la séparation consentie n’a pas apporté de paix réelle, les nouvelles frontières établies (étant) régulièrement en proie à de vives tensions », continue-t-il.
Quelles solutions ?
La sortie de Buhari à propos du chemin de fer entre le Nigeria et le Niger peut paraître anachronique. Et pourtant, les tracés coloniaux des frontières ont de réelles conséquences sur ce qui se déroule aujourd’hui en Afrique. Boutros Boutros-Ghali, ex-secrétaire général de l’ONU, expliquait que « si toutes les frontières sont artificielles, celles des Etats du continent africain le sont plus que toutes les autres, c’est pourquoi elles contribuent si largement à perpétuer l’instabilité et le sous-développement ».
Mais six décennies après les indépendances, est-il encore possible de bousculer les tracés ? La solution n’est-elle pas ailleurs ? La mise en place de Communautés économiques régionales (CER), à l’instar de la Cédéao ou de l’Uomea, pourrait être une réponse à ce problème historique. « A l’ère de la globalisation, l’Afrique aurait peu à gagner à épouser passivement la conception de frontière selon le modèle inventé jadis en Europe et aujourd’hui démythifié par les accords de Schengen », écrit Ladji Ouattara qui prédit de nouveaux conflits frontaliers dans lesquels l’Union africaine devra absolument se positionner clairement.