Recep Tayyip Erdogan affiche de grandes ambitions pour la Turquie en Afrique. Celles-ci sont autant motivées par les opportunités économiques que par les implications symboliques de cette présence.
« Qu’est-ce qui fait courir Erdogan en Afrique ? » Après la dernière tournée de Recep Tayyip Erdogan sur le continent, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur les motifs de ce voyage et, surtout, sur ses conséquences.
Du 17 au 21 octobre dernier, le président turc s’est rendu en Angola, au Nigeria et au Togo. Dès son retour, il a inauguré à Istanbul le 3ᵉ Forum d’Économie et d’Affaires Turquie-Afrique, tenu en présence de nombreux ministres turcs et de plusieurs centaines de responsables africains en provenance de 41 pays. En outre, le 3ᵉ sommet de partenariat Turquie-Afrique aura lieu les 17-18 décembre prochain, également à Istanbul.
La Turquie en Afrique, c’est nouveau. L’intérêt turc pour le continent remonte à peine au début des années 2000. Une stratégie de développement des relations commerciales et économiques est mise en œuvre depuis 2003. La percée est spectaculaire.
Le nombre d’ambassades turques sur le continent est ainsi passé de 12 en 2002 à 43 aujourd’hui et le volume des échanges commerciaux de 5,4 milliards de dollars à 25,3 milliards en 2020. Une dynamique que le président turc entend conforter. Au dernier Forum d’Économie et d’Affaires Turquie-Afrique, il a ainsi déclaré :
« Notre objectif est d’atteindre d’abord 50 puis 75 milliards de dollars d’échanges commerciaux. »
Par ailleurs, les exportations, importations, investissements et projets privés turcs en Afrique ont fortement augmenté ces vingt dernières années, faisant de la Turquie un partenaire commercial important du continent, particulièrement pour les pays où l’enjeu alimentaire est primordial, étant donné l’autosuffisance alimentaire turque.
Le continent africain est ainsi devenu, en l’espace de deux décennies, un axe majeur de la politique d’influence d’Ankara. D’abord culturel et économique, l’intérêt turc se diversifie et prend de plus en plus des allures stratégiques. Cependant, il convient de rappeler l’échelle des grandeurs : face à la Chine, à la Russie ou à l’Union européenne, la Turquie est loin d’être la plus grande puissance ayant des intérêts en Afrique. Les interventions turques se mesurent en millions de dollars alors que d’autres y déversent des milliards.
La confiance en soi retrouvée, moteur d’une nouvelle politique
Après avoir suivi une politique pro-occidentale durant plusieurs décennies après la Seconde Guerre mondiale, la Turquie s’oriente depuis l’arrivée au pouvoir du parti de la Justice et du Développement (AKP) de Recep Tayyip Erdogan vers une autonomie politique qui menace ses rapports avec ses alliés, plus particulièrement avec les États-Unis et la France.
Profondément installé dans une logique de ressentiment anti-occidental, un sentiment d’hostilité victimaire se diffuse en permanence dans la société turque, aussi bien au sein des catégories les plus croyantes du peuple qu’au niveau des élites islamoconservatrices.
Ces discours sont marqués par la justification du repli sur soi, qui s’exprime après chaque déception dans l’adage populaire « Le Turc n’a pas d’amis ». De là, on passe à « la confiance en soi » fièrement revendiquée et un brin narcissique, à l’origine de l’ambition de rayonnement du pays sur tous les continents, et pas seulement dans le monde arabo-musulman.
Cette ambition s’est exprimée sur de nombreux théâtres : à la recherche de nouveaux espaces d’influence, le président turc a d’abord pensé adhérer à l’Organisation de coopération de Shanghai ; puis, aux côtés du Brésil, il a cherché à jouer un rôle dans le dossier nucléaire iranien. En Syrie, il s’est rapproché de la Russie et de l’Iran pour former un trio à l’influence décisive dans la conflit. En Libye, il a dépêché des renforts au secours du gouvernement de Tripoli, et dans le Haut-Karabakh à celui des Azéris. Enfin, on a vu le déploiement de forces en Méditerranée orientale pour élargir ses espaces maritimes, selon sa doctrine de « Patrie bleue ».
Évidemment, toutes les portes ne lui sont pas grandes ouvertes : le président américain Joe Biden l’a fait attendre six mois avant de le rencontrer, l’UE le traite désormais avec circonspection, le monde arabe n’est plus un terrain conquis… D’où l’idée consolatrice de « la valeureuse solitude » brandie de temps en temps !
Le monde islamique, première destination des tentatives d’Erdogan d’inventer une politique active et multidimensionnelle, n’ayant pas donné les résultats souhaités, l’Afrique apparaît désormais comme un terrain plus facilement accessible vers lequel se tourner pour le leader turc.
Par rapport aux anciennes puissances coloniales, mais aussi face à la Russie et la Chine, la Turquie, avec un profil plus modeste, adresse aux Africains un discours séduisant, qui donne l’impression de privilégier ses interlocuteurs dans une relation d’égal à égal et dans un partenariat gagnant-gagnant.
Le président turc prend ainsi ostensiblement une posture anti-impérialiste en Afrique et ne cesse de répéter que la Turquie ne porte « aucune tache » d’impérialisme ou de colonialisme. Il se présente comme un leader bienfaiteur d’une puissance sans passé colonial et n’hésite pas à accuser la France d’« avoir utilisé l’Afrique comme un continent à exploiter ».
Ces discours, centrés sur la justice et l’abnégation, associés aux offres de coopération économique, semblent plaire aux Africains. Selon le baromètre Africaleads du Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN), la Turquie bénéficie d’ores et déjà d’une image positive auprès des leaders d’opinion africains : 15 % d’entre eux la citent comme le pays non africain dont ils ont la meilleure image.
Cette montée en puissance est accompagnée, entre autres acteurs, par la compagnie aérienne Turkish Airlines qui, ces dernières décennies, a multiplié les liaisons aériennes entre Istanbul et les grandes villes africaines.
De la culture à l’armement
Accompagnant ces développements, on constate un essor remarquable de la Turquie dans l’industrie de défense ces dernières années.
Entre autres produits, les drones armés attirent l’attention des acheteurs internationaux. Efficaces et à prix abordable, ils ont fait leur preuve en Irak contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en Libye contre les assauts du maréchal Haftar sur Tripoli, en Syrie contre l’armée syrienne et, surtout, dans le conflit du Haut-Karabakh.
Ces armes redoutables intéressent aussi beaucoup les armées confrontées au défi terroriste. Le Maroc et le Burkina Faso en ont ainsi déjà acheté et l’Éthiopie et la Tunisie pourraient les imiter.
Il faut aussi signaler le début d’une présence militaire turque sur le continent : Ankara dispose d’une base en Somalie et d’une autre au Niger avec un accord datant de 2020, qui prévoit l’envoi de soldats turcs pour combattre Boko Haram.
Suite à la réduction de la présence des forces occidentales au Sahel, y a-t-il une conjoncture favorable pour que la Turquie prenne pied en Afrique ? Diplomates et militaires s’interrogent.
L’agence de presse russe Sputnik, bien connue pour relayer les éléments de propagande russe, voit la montée en puissance turque en Afrique comme étant de nature à générer une situation plus « confuse », voire « conflictuelle », traduisant un certain agacement des diplomates russes face à cette situation.
Solidarité islamique ?
L’islam offre également à la diplomatie turque un avantage d’affinité pour traiter avec les pays africains musulmans. Disparate, contradictoire, multiforme et en même temps omniprésent, l’essor de l’islam politique constitue un adjuvant à la politique de rayonnement turc.
Ainsi, la Direction des affaires religieuses (DIB), se déploie sur le continent, entre autres en participant à la construction de mosquées. La deuxième plus grande mosquée d’Afrique de l’Ouest, construite par les Turcs, a ainsi été inaugurée cette année à Accra, capitale du Ghana.
Cependant, en dépit d’une solidarité religieuse a priori favorable, le pouvoir turc est handicapé par ses contradictions internes. Bien avant Erdogan, Fethullah Gülen, l’ancien allié devenu le meilleur ennemi du président turc, a mené une politique d’influence éducative, en disséminant un peu partout en Afrique et ailleurs des collèges et des lycées de qualité reconnue, qui semblent avoir joué un grand rôle dans la formation des élites africaines.
Mais comme ce prédicateur est tenu pour responsable du putsch raté de juillet 2016, la plupart de ces écoles ont soit fermé leurs portes, soit ont été transférées à une fondation (Maarif) contrôlée par l’État turc.
Pourtant, le puissant mouvement planétaire créé par Fethullah Gülen (« Hizmet » – service en turc) associant modernité et islam a longtemps été encouragé et protégé par les gouvernements AKP depuis l’arrivée du parti au pouvoir en 2002.
Mais le divorce idéologique, intervenu en 2014, entre Erdogan et son ancien allié, affaiblit le mouvement. Depuis le putsch raté du 15 juillet 2016, le président turc présente le Hizmet comme un mouvement « terroriste » et tente de l’éradiquer, autant au sein de la Turquie qu’à l’international. C’est pourquoi, lors de ses visites, Erdogan ne cesse de demander aux dirigeants africains leur soutien pour combattre l’organisation de Fethullah Gülen.
Enfin, on observe également un activisme humanitaire concrétisé en Afrique par les aides apportées par la Turquie à travers ses organismes comme TIKA (Agence turque de coopération et de coordination), le Croissant-Rouge turc (Kızılay) ou l’AFAD (l’Agence turque de Gestion des catastrophes et des situations d’urgences).
La Turquie en Afrique, une volonté d’Erdogan
Le pouvoir turc peut donc paraître « soft », comme dans les Balkans ou en Afrique, ou « hard », comme en Syrie, en Irak ou en Libye, selon le moment et les circonstances.
Dans les pérégrinations planétaires du président turc, l’Afrique marque une poussée originale, sinon rentable de la politique turque de ces dernières décennies. Mise à part l’Afrique du Nord où il y a eu une longue présence ottomane, la Turquie n’avait jamais montré un grand intérêt pour le reste du continent.
C’est ce qui distingue Erdogan des élites républicaines l’ayant précédé ; jamais aucun responsable n’avait imaginé la présence turque en dehors de son pré carré ; ni en Afrique, ni dans l’espace, ni en Arctique… Même symbolique, même insignifiant, pour Erdogan, la Turquie doit avoir droit au chapitre partout dans le monde ; c’est l’ambition planétaire qui l’anime.
Il reste à voir, désormais, s’il parviendra à prolonger sa présence au pouvoir aux prochaines élections en juillet 2023, et si la Turquie, malgré une économie actuellement en berne, réussira à poursuivre ses ambitions à l’horizon de l’année du centenaire de la République en octobre 2023.
Michel Bozdémir, Professeur émérite de langue et civilisation turques, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.