La situation alimentaire dans les pays subsahariens s’est aggravée. Plusieurs chercheurs expliquent comment les mesures contre la Covid-19 ont participé à cette fragilisation.
Depuis plus d’une année maintenant, nous sommes nourris d’informations anxiogènes sur la Covid et ses diverses conséquences sanitaires, économiques, sociales ou psychologiques. Une relative bonne nouvelle est toutefois passée assez inaperçue : jusqu’ici, la pandémie a peu touché l’Afrique, à l’exception du nord et de l’extrême sud du continent, elle n’a pas été aussi meurtrière qu’ailleurs dans le monde. Au 3 juin 2021, le bilan pour le continent s’élevait à 132 000 morts et 4,8 millions de cas diagnostiqués.
Pour autant, de nombreuses organisations d’aide humanitaire ou de développement alertent sur l’aggravation de la situation alimentaire et nutritionnelle dans les pays d’Afrique au sud du Sahara, une aggravation due en bonne partie à l’épidémie. Le dernier rapport du réseau mondial contre les crises alimentaires met en exergue le nombre croissant de personnes en situation de crise, d’urgence ou de famine, en particulier sur le continent africain qui comptait, en 2020, presque 100 millions de personnes dans ce cas, contre 60 millions en 2016.
Qu’en est-il exactement ? Dans quelle mesure cette dégradation est-elle due aux divers effets de la pandémie de Covid-19 ? Il n’est pas facile de répondre avec précision car il existe une multitude de causes explicatives qui agissent à différents niveaux (pauvreté, faiblesse des politiques publiques en faveur des systèmes alimentaires, multiples conflits…). Nos observations et celles de nos partenaires et collègues sur différents terrains africains (voir le numéro spécial de Cahiers Agricultures sur la question, nous incitent à penser que la Covid a un rôle secondaire mais néanmoins aggravant de situations fragiles, qu’il ralentit la croissance et la demande et affecte relativement peu la production agricole, qui se maintient grâce à des producteurs habitués à gérer de multiples risques.
En mars 2020, les gouvernements des pays africains prennent rapidement des mesures pour limiter la propagation du virus – fermeture des frontières, restriction des déplacements, couvre-feu, limitation des rassemblements, veille sanitaire aux frontières… – et mobilisent, avec leurs partenaires internationaux, des fonds pour établir des stratégies de prévention et de soins.
Après quelques mois de peur et d’incertitude, voire de repli chez soi, « au village » quand ce fut possible, la vie a progressivement repris son cours comme avant ou quasi dans les grandes villes du continent, que ce soit à Abidjan, à Dakar, à Yaoundé, à Sikasso ou à Bobo Dioulasso. L’épidémie n’a pas flambé pour l’instant en Afrique subsaharienne. Les comportements des populations ont un peu changé – moins de contacts sociaux, de grandes réunions de famille, limitation des déplacements professionnels dans les administrations et les entreprises aux niveaux national et international – mais pas outre mesure. Les habitants circulent, souvent sans masque, et vaquent à leurs occupations habituelles.
Début 2020, les mesures anti-Covid déstabilisent les filières de produits périssables
Reprenons : à partir de mars 2020, des mesures de restriction assez fermes sont mises en place. Les commerçants de denrées périssables sont touchés de plein fouet : ils ne peuvent plus écouler leurs produits vers les villes (où les restaurants et, dans certains cas, les marchés ont été fermés) et, souvent, ils ne peuvent plus passer les frontières terrestres sous-régionales, qui ont été fermées pour empêcher le virus de se propager.
Or le commerce transfrontalier est d’une grande importance dans toute l’Afrique de l’ouest et du centre. De plus, les autorités demandent que les bus ou camions qui transportent marchandises et personnes soient moins chargés (de gens). Cette mesure entraîne une augmentation du nombre de contrôles routiers, ce qui accroît le coût du transport par unité de marchandise, ce qui à son tour ralentit et limite encore plus la possibilité d’écouler ces précieux produits vers les marchés urbains.
Les producteurs de tomates du Cameroun ne peuvent plus ni vendre dans les grandes villes du pays ni exporter vers le Gabon. Les producteurs de pomme de terre de Guinée sont également coincés avec des stocks qu’ils ne peuvent pas conserver et qu’ils perdent. Les filières laitières naissantes sont également touchées sur tout le continent et à Madagascar, et les producteurs de ces produits ultra frais totalement sinistrés.
De fait, les petites et micro-entreprises du secteur informel fortement pourvoyeuses d’emplois liés à la transformation et au négoce des produits périssables ont dû réduire leurs activités, ne pas renouveler de nombreux emplois, et se sont souvent endettées.
Résistance des exploitations agricoles et des marchés des intrants
Pour autant, les exploitations agricoles en Afrique sont en grande majorité des exploitations familiales habituées à gérer de multiples risques (risques climatiques, risques de santé humaine, végétale ou animale, risques de marché) sans recours à aucune forme d’assurance formelle. Pour cette raison, elles sont très diversifiées, et pour la plupart, habituées à cultiver des produits alimentaires de base (céréales, racines et tubercules, bananes et plantains) en association avec différents légumes ou légumineuses (pois, haricots) pour couvrir a minima les besoins alimentaires de la famille.
De plus, le début de la pandémie correspond au début de la saison des pluies et au début de la saison agricole. Les paysans ont lancé les cultures comme à leur habitude. Dans certaines familles, le retour des étudiants ou des grands enfants qui étaient en ville au moment du confinement a même, parfois, été une aubaine car ils ont participé aux travaux des champs qui sont toujours en manque de bras.
Enfin, les producteurs africains utilisent pour ces cultures alimentaires de base peu de semences améliorées issues des marchés, peu d’engrais de synthèse et peu de produits phytosanitaires. Résultat : la production agricole à vocation alimentaire de l’année 2020 n’a pas été fondamentalement perturbée par la Covid (peu de gens ont été malades) ou par les restrictions liées à la pandémie (grâce à la relative autonomie et à la résilience des producteurs.
En ce qui concerne les grandes cultures d’exportation (cacao, coton, café, banane), qui sont cultivées avec plus d’intrants chimiques (produits phytosanitaires, engrais chimiques), il n’y a pas eu non plus en 2020 de choc particulier lié à la Covid.
Les circuits d’importation et de distribution des intrants (engrais, pesticides de synthèse) n’ont été perturbés que sur de courtes périodes et ont été préservés tout au long de la crise (les bateaux, les ports ont continué à fonctionner), de même que les circuits d’exportation.
Amplification de l’insécurité alimentaire
Néanmoins, les problèmes d’insécurité alimentaire et nutritionnelle perdurent et s’amplifient même de façon dramatique dans plusieurs régions d’Afrique… mais les causes sont rarement liées à un manque de capacité de production ou à la Covid.
Le dernier rapport du réseau mondial contre les crises alimentaires, cité plus haut, montre que les conflits et les déplacements des populations sont la principale cause des crises alimentaires en Afrique de l’Ouest et Centrale, où la population en crise alimentaire a doublé, passant de 12,7 millions en 2019 à 24,5 millions en 2020, et la situation devrait empirer en 2021.
Ces conflits et les déplacements de populations fragilisent l’ensemble des territoires, parfois sur de longues distances car les réfugiés vont en ville pour trouver de l’aide familiale et du travail.
Enfin, une grande partie des ressources des États sont affectées au maintien de la paix, c’est-à-dire à l’armée et aux forces spéciales, et pas au développement. La pandémie de 2020 et la nécessité de mobiliser des ressources de l’État pour la protection de la santé a également réduit les ressources disponibles pour le développement agricole ou la protection sociale.
La plupart des pays ont connu une récession économique. L’Afrique subsaharienne a enregistré en 2020 une chute de 1,9 % du PIB d’après le Fonds monétaire international, alors que les prévisions étaient plutôt à la hausse du PIB. Si l’on rapporte ces chiffres à ceux de la population, la baisse du PIB par habitant est encore plus importante (-4,5 %), et selon le FMI encore, la capacité de récupération budgétaire de ces États aux ressources limitées entravera le retour à la croissance pendant encore de nombreuses années, et plus que dans les autres pays.
La somme de ces crises (ralentissement économique mondial, restriction des déplacements internes et transfrontaliers, diverses mesures de précaution contre la diffusion de la Covid) a entraîné un ralentissement de la croissance nationale qui se traduit par une diminution de l’offre d’emplois et une baisse des revenus. Ce phénomène affecte en premier lieu les populations urbaines mais, aussi, par ricochet, les populations rurales qui ne trouvent plus de débouchés.
Les filières de vente de produits alimentaires de qualité (produits frais, maraîchers ou laitiers) des campagnes vers les villes, qui permettent en temps normal de dégager des revenus monétaires intéressants pour les producteurs et les intermédiaires, sont très ralenties. Les revenus des ruraux et leur consommation de produits transformés achetés sur les marchés sont en baisse. Cela se traduit par une dégradation de l’équilibre alimentaire pour des populations déjà fragiles. En effet, ce sont les populations rurales qui souffrent le plus de sous-alimentation et les marchés permettent d’accéder à des produits variés venant d’autres régions ou d’autres pays, le plus souvent d’Afrique. Quand ces marchés tournent au ralenti, la situation alimentaire et nutritionnelle se fragilise.
Revaloriser l’agriculture et l’ensemble des acteurs des filières alimentaires
L’observation des agriculteurs et des acteurs des filières alimentaires en Afrique met en évidence leur grande capacité de résilience face à de multiples chocs, mais cette résilience se fait au prix d’une fragilisation croissante des ménages agricoles et des ménages qui dépendent des multiples activités de commerce et de transformation. Cette capacité de « résilience » ou de grande résistance, si elle permet d’éviter le pire, n’est pourtant pas forcément salutaire pour les pays et les peuples. En effet, elle est souvent synonyme, dans les faits, d’un abandon quasi total de la part des politiques.
Les agriculteurs et agricultrices ainsi que les millions d’acteurs et actrices des filières alimentaires sont souvent peu prises en considération par les hommes politiques. Ils sont insuffisamment associés à la définition des politiques qui les concernent directement. Ce qui se reflète dans les budgets consacrés à des systèmes alimentaires trop souvent sacrifiés.
Sandrine Dury, Docteur en économie du développement agricole et agro-alimentaire, spécialiste de l’alimentation et des systèmes alimentaires, Cirad; Ludovic Temple, Chercheur, Cirad; Precillia Tata Ngome, Senior Socioeconomic Researcher, Institut de Recherche Agricole pour le Développement (IRAD) et Syndhia Mathe, Chercheuse au Centre de coopération Internationale de Recherche Agronomique pour le Développement (CIRAD) et à l’International Institute of Tropical Agriculture (IITA), Cirad
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.