Au vu de son parcours diplomatique, le Sénégal a su bâtir une indépendance durable en 62 ans d’existence en tant que nation, écrit Yohann C. Ripert.
Dans sa lutte pour se libérer de la France, le peuple sénégalais a parfaitement compris qu’obtenir son indépendance ne suffirait pas. La véritable victoire serait d’obtenir une indépendance durable.
Soixante-deux ans plus tard, l’un des jalons les plus significatifs est ce que j’appelle la « diplomatie décolonisée » du Sénégal.
En effet, on ne peut s’empêcher de se demander si la célèbre stabilité politique du Sénégal est le résultat de sa diplomatie ou sa cause.
De ses transitions présidentielles sans heurt à un réseau d’ambassades, qui rivalise avec celui d’États-nations bien plus grands et plus riches, ce pays doit son succès à une gouvernance politique fondée sur une complicité distinctive entre les politiques intérieure et extérieure.
Cette complicité a été forgée dans le cadre d’une approche fortement « présidentialiste » de la diplomatie – tout comme la France, son ancienne autorité coloniale.
Cependant, la diploamtie sénégalaise a été, en grande partie, mis à l’abri des préférences personnelles de ses chefs d’Etats. Cette norme a subsisté, même après la révision de la constitution en 1963, qui a donné à son premier président, Léopold Sédar Senghor, un pouvoir quasi exclusif sur les affaires internationales.
Dans un article publié l’année dernière, j’ai analysé la décolonisation de la diplomatie de ce pays sur une période de deux ans – de 1961 à 1963 – et la relation entre Senghor et son homologue américain John F. Kennedy.
Bien que l’Afrique n’ait jamais été d’un intérêt politique primordial pour les États-Unis, Kennedy a pris un virage très médiatisé vers le continent. Il a invité plus d’hommes d’État africains à la Maison Blanche qu’aucun autre président avant lui ou depuis. Il a nommé des diplomates de premier ordre pour gérer les affaires africaines dans le pays et à l’étranger.
Mon article porte sur une brève période pendant laquelle les dirigeants du Sénégal et des États-Unis ont travaillé ensemble pour développer une relation sans précédent, loin du cadre hérité du colonialisme.
La lecture de la correspondance récemment déclassifiée entre Senghor et Kennedy m’a permis de décrire un projet politique inachevé qui, dans son essence, envisageait la possibilité de regarder le monde dans une perspective décolonisée. La « politique africaine » de Kennedy n’a été ni un succès ni un échec dans l’élaboration des politiques. Il s’agissait plutôt d’un terrain sur lequel les deux hommes combattaient les idéologies ethnocentriques et coloniales héritées du passé et de la guerre froide, à tel point que la résistance aux idéologies était devenu le nouvel objectif diplomatique. Il s’agissait de décoloniser les politiques.
Espoirs et lacunes
Il faut considérer la correspondance Senghor-Kennedy non pas comme un document politique qui fournit des données factuelles, mais plutôt comme un texte littéraire qui s’ouvre sur un monde fictif. Leur correspondance représente à la fois un programme réel que les deux dirigeants auraient pu mettre en œuvre et une représentation imaginaire d’un monde idéal qu’ils souhaient voir émerger.
La correspondance échangée était celle de deux dirigeants nouvellement élus qui partageaient une foi catholique non partagée par une large majorité de ceux qui les avaient élus. Ils ont tous deux utilisé les instruments tradtionnels de la politique étrangère, à savoir : la coopération, le commerce, les sanctions économiques, la force militaire et l’aide étrangère. Ils se sont appuyés sur ces leviers pour faire l’art un instrument destiné à combattre les idéologies coloniales.
Les politiques en coulisse du Festival mondial des arts nègres Festival des arts nègres en sont une parfaite illustration en sont un bon exemple. Senghor et Kennedy ne se sont pas tournés vers ce que l’on appelle parfois la diplomatie « douce » ou « culturelle » ce qu’on appelle parfois la “diplomatie d’influence” ou “culturelle”. L’art a plutôt été utilisé comme une nouvelle façon, à part entière, d’élaborer des politiques et comme un moyen de résistance aux idéologies. L’art a plutôt été utilisé comme une nouvelle façon d’élaborer des politiques à part entière, comme un moyen de résister aux idéologies héritées.
La brièveté du mandat de John F. Kennedy à la Maison Blanche rend difficile l’évaluation de sa volonté de « décoloniser la diplomatie ». Néanmoins, j’invite toul le monde à considérer ses limites… Je nous invite, néanmoins, à considérer ses limites et ses ratés non pas comme des échecs, mais comme des symptômes de l’omniprésence de l’idéologie coloniale. Et de la nécessité d’y résister avec persévérance.
Pendant les trois années qui se sont écoulées entre la dernière correspondance Senghor-Kennedy et la date d’ouverture du Premier Festival Mondial des Arts Nègres qui s’est tenu à Dakar en avril 1966, les deux parties ont peu collaboré. Et la nouvelle ère des des relations africaines a été reléguée de nouveau à la marge des intérêts américains après la mort de Kennedy, le 22 novembre 1963.
Néanmoins, cet héritage a subsisté dans un des domaines politiques les plus insoupçonnés, celui de l’idéologie. Il y avait bien sûr des limites. Cela s’est manifesté par l’incapacité de Kennedy à assouplir les conditions des prêts américains ainsi que par l’échec de Senghor à se départir de l’influence de la Grande-Bretagne et de la France.
Mais, à mon avis, cela n’est pas le signe d’un échec diplomatique. Il démontre plutôt un engagement soutenu au service d’une réorientation idéologique..
Continuité
Au cours des années qui ont suivi, le Sénégal a subi d’importantes transforamtions liés à la nature de son régime présidentiel et en matière d’approches de la coopération internationale. Il a, par exemple, constamment renégocié les relations établies de longue date avec la France, sur les plans politique, économique, culturel et militaire.
Les présidents suivants ont certes adopté une approche différente de celle de Senghor, mais ils ont poursuivi une diplomatie qui conciliait les intérêts nationaux et internationaux.
En 1991, par exemple, le président Abdou Diouf a rejoint la coalition internationale dirigée par les États-Unis contre l’Irak. Il ne s’agissait pas tant de s’attirer les faveurs des États-Unis que de régler une question géopolitique plus locale : la fourniture par Saddam Hussein d’équipements militaires à la Mauritanie, voisine du Sénégal au nord.
La même année, Diouf a accueilli l’Organisation de la coopération islamique à Dakar – une première en Afrique subsaharienne. Cette initiative a été réitérée par Abdoulaye Wade en 2008.
Plus récemment, le président Macky Sall a envoyé des troupes sénégalaises en Arabie saoudite en 2015, malgré des obstacles linguistiques et logistiques considérables. Officiellement, l’objectif était de « protéger les lieux saints de l’islam ».
La même année, Sall a également renégocié un contrat de près d’un demi-milliard de dollars avec le Saudi Bin Laden Group pour achever le monumental aéroport international Blaise Diagne. Le projet avait été initié par Wade près de dix ans auparavant.
Aujourd’hui, l’aéroport est une porte d’entrée majeure pour les partenaires du Sénégal sur le continent, contribuant au développement de l’autre priorité de la politique étrangère du pays : l’intégration africaine.
En effet, sa constitution contient un appel à
ne ménager aucun effort pour la réalisation de l’unité africaine.
En ce qui concerne la France, le Sénégal a essayé – et, à mon avis, a réussi – à rester souverain dans un processus décisionnel qui a évolué au fil du temps.
Lorsque Paris a fermé sa base en 2010, certains ont déploré le maintien de 300 soldats à Dakar. Pourtant, l’un des signes les plus évidents d’une diplomatie décolonisée est la capacité à disposer d’un éventail d’options, à ne pas être lié aux politiques héritées des administrations précédentes ou influencées par des acteurs néocoloniaux.
Senghor a dit un jour que
l’indépendance est un rêve dans un monde où l’interdépendance des peuples s’affirme de façon si manifeste.
À en juger par son parcours diplomatique décolonisé, le Sénégal a dépassé le rêve pour réaliser quelque chose de plus grand : une indépendance durable.
Yohann C. Ripert, professeur adjoint d’études françaises et francophones, Stetson University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.